Aujourd'hui il est trop tard. Allunia est un empire sans mémoire, probablement sans avenir.
- Non, persiffla-t-elle, je me suis dis que j'avais teeellement envie de faire un tour dans cette forêt infestée d'animaux mangeurs d'hommes et que tiens, si j'alliais le stupide au désagréable en m'offrant le déplaisir de ta compagnie ?
Il existe de nombreuses façons de nuire à quelqu'un. La force physique n'en est qu'une parmi d'autres.
Elle ne criera pas. Elle ne pleurera pas. Elle n'implorera aucune pitié, ne priera aucun dieu.
Parce qu'elle sait ce qui va arriver.
Et elle est prête.
Nouer cette perle dans ses cheveux, l'arborer au vu et au su de tous revenait à raconter ouvertement son histoire, à assumer ce qu'elle représentait. C'était le premier pas vers le reste de sa vie ; une vie où il ne serait pas.
Elle ne pouvait pas. Elle ne voulait pas lui dire adieu.
Elle ne pouvait pas.
Elle ne pouvait pas.
- Tu n'es pas obligée de le faire si tu ne t'en sens pas capable, lui souffla Shael de sa voix posée.
- Ca fait quatre mois.
- Et alors ?
- Je le connaissais depuis moins que ça.
- Et alors ? répéta Shael. Ton attachement est-il moins légitime que les autres parce que tu l'as rencontré plus tard ? Ta tristesse doit-elle s'arrêter quand tu as passé autant de temps à ses côtés que loin de lui ? La force des sentiments ne se mesure pas en termes de durée. Donne-toi du temps.
- Je sais, mais...
- Tu as le droit de souffrir. Un jour viendra où ta peine s'atténuera suffisamment pour que tu puisses de nouveau aller de l'avant, mais d'ici là, essaie d'être plus indulgente envers toi-même.
- Un nocturial, lui expliqua-t-il enfin, est l'un des plus prédateurs d'Allunia. Et quand je dis grand, je veux dire sa gueule est assez large pour nous avaler tous les deux en une seule bouchée.
- Je croyais qu'il n'y avait pas d'animaux mangeurs d'hommes ici.
- Techniquement, c'est vrai, ils ne mangent pas les humains, mais ils peuvent les attaquer en période de nidification, si quelqu'un s'approche trop près.
- OK, fabuleux. Et j'imagine qu'on est pile en pleine période de nidification, bien sûr ?
- Elle est terminée depuis une ou deux lunes, mais dans le doute, il vaut mieux rester loin d'eux. S'il te plaît, Leah, écoute-moi et recule.
- D'accord. Excuse-moi, souffla-t-elle en frissonnant.
Son regard se fixa sur la végétation dense derrière Zam. Elle eut soudain l'impression de voir les feuillages s'agiter, de distinguer des yeux jaunes dans l'obscurité, et s'obligea à inspirer à fond pour réfréner son imagination. Il n'y avait que le vent et quelques oiseaux au plumage coloré.
Et deux yeux jaunes, fendus d'une pupille verticale, qui semblaient flotter dans le vide. Elle n'avait pas rêvé.
- A quoi ça ressemble ? chuchota-t-elle en se pétrifiant.
Autour des yeux apparut progressivement une tête reptilienne, dont la forme de la gueule ressemblait à un grand sourire niais.
- A une sorte de très gros lézard, mais avec un cou plus long et trois paires de pattes.
- Gros comment ?
- Ils font plusieurs mètres de long, et ils sont plus larges que je ne suis haut.
- Ils... ils sont recouverts d'écailles ?
- Oui.
- Avec des grandes plumes rouges autour de la tête ? Ils peuvent changer de forme pour se fondre dans le décor ?
- Comment tu...
- Ne bouge surtout pas, lui souffla Leah à voix basse alors qu'il s'apprêtait à se retourner. Et n'oublie pas que je suis désolée, d'accord ?
Zam ne se fit pas prier ; il devint aussi immobile qu'une statue.
- A quelle distance est-il ? articula-t-il très bas.
- Il... il ne devrait pas tarder à te baver dessus, répondit-elle sur le même ton.
— Je veux me battre, répliqua-t-elle durement.
— Pourquoi ?
Parce qu'elle en avait envie ; non, besoin. Parce que sa première vie n'avait été qu'une succession de fuites pour éviter de s'impliquer dans ce qui comptait vraiment. Parce qu'elle n'avait fait que se lamenter sur son inutilité alors qu'en réalité, elle aurait eu mille façons de s'investir, mais avait été trop aveugle ou trop égoïste pour les chercher. Trop soucieuse de garder son petit confort. Parce qu'elle ne voulait plus jamais, jamais, jamais manquer une occasion de changer les choses.
— Parce que je ne veux plus me trouver d'excuse alors que je peux faire une différence.
Son père avait coutume de dire qu'une histoire possédait toujours plusieurs versions. Que le méchant de quelqu'un était le gentil d'un autre.
Le miroir lui renvoyait une image épouvantable. Elle ne se souvenait plus de quand datait sa dernière rencontre avec son reflet, mais à voir sa tête, elle se rappelait pourquoi elle l'évitait.
La personne en face d'elle lui fit l'effet d'une étrangère. Son apparence globale restait la même, bien qu'elle ait perdu beaucoup de poids ces derniers temps, mais elle ne se reconnaissait pas. Le regard fiévreux creusé de cernes, l'expression absente, les muscles ciselés, les cals de ses mains... tout cela aurait aussi bien pu appartenir à quelqu'un d'autre. Elle ne s'était pas vu changer - ne s'était pas doutée de l'ampleur de ces changements.
Pourquoi fuis-tu les miroirs ?
La question de Sian lui revint en mémoire au moment où ses doigts entrèrent en contact avec la surface froide de la psyché. Elle datait de plusieurs semaines, à l'époque où la guérisseuse s'échinait encore à jouer les psychologues pour l'aider dans son deuil.
Pourquoi fuyait-elle les miroirs ?
Pas par désintérêt pour son apparence, contrairement à ce qu'elle prétendait. Elle ne s'en était jamais trop souciée, mais pas à ce point. Sian n'avait pas été dupe non plus.
A l'époque, Leah ne connaissait pas la réponse à cette question. Aujourd'hui, face au choc qu'elle éprouvait en se contemplant, face à cette fascination teintée d'horreur qui la forçait à s'observer tout en mourant d'envie de s'enfuir, elle était en mesure de l'expliquer.
Elle fuyait les miroirs parce qu'elle avait peur. D'elle-même, de ce qu'elle devenait. Elle craignait de changer au point où tout ce qui la définissait disparaîtrait à jamais. Prendre la mesure de ces changements revenait à prendre conscience de ce qui en était à l'origine. A accepter les événements y ayant mené. Sa mort sur Terre, ses efforts pour s'adapter. La mort de Zam.
Ca les rendait définitifs, ces événements, et elle ne le supportait pas.
Mais peut-être était-il temps d'accepter, justement. De laisser le passé derrière elle pour aller de l'avant. D'essayer, au moins.
Essayer, se répéta-t-elle en soupesant la perle noire dans sa main avant de finalement la ranger dans sa poche.
Oui, ça, elle pouvait.
Quitter son foyer, ses proches, abandonner tous ses repères pour mener une guérilla alors qu'il suffisait de faire un peu l'autruche pour continuer de vivre normalement était effrayant. Elle-même n'aurait pas été sûre d'en être capable, si on lui avait laissé le choix.