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Critique de Enroute


En Allemagne, c'est à Iéna que Bergson commence sa carrière. Les élèves d'Eucken voient en lui un antirationaliste et déjà se posent des problèmes de traduction. L' « intelligence » bergsonienne est-elle un « Verstand » kantien, traduit habituellement par entendement ? Et son « intuition » une « Anschauung » pourtant inférieure au « Verstand » ? Ne serait-elle pas plutôt une plus romantique « Einfühlung »? C'est toujours Kant qui fait référence et l'on sent bien pourtant que Bergson s'éloigne considérablement de sa philosophie. « Antirationnaliste », « antimatérialiste », « antiscientiste », les élèves d'Eucken rapprochent ces adjectifs de la philosophie de leur maître et des termes de « Geistesleben » et de « Supraconscience » : Bergson reconnaît que l'importance accordée par Eucken à l'énergie vitale devant la matière conjoint sa philosophie.

Peu après, depuis Berlin, Georg Simmel s'intéresse à lui. Il juge les traductions allemandes si mauvaises qu'il s'occupe de les faire refaire et de traduire lui-même l'inédite « Evolution créatrice ». Ce sera « Die schöpferische Entwicklung ». Comment traduire l' « élan vital » ? Certain n'essaient même pas et conservent les mots français. « Trieb » et « Impuls » rappellent trop la biologie. Et l' « expérience immédiate » ? Elle ne saurait être une « Erlebnis », trop intérieure, ni une « Erfahrung », trop orientée vers la matière. On opte pour un « Erleben ». le « principe spirituel » s'approche mal par le trop intellectuel « Geist » - mais « Seele » se traduit habituellement par « âme ». Quant à la « conscience » bergsonienne, elle n'est pas un « Bewusstsein » : faut-il là aussi opter pour le mot « Seele » qui évoque davantage la créativité ? Tous ces termes difficiles ne seraient-ils tout simplement pas mal définis ? Et le Nobel de Bergson ne démontrerait-il pas que ses ouvrages, plus que de la philosophie, sont de la littérature ? Quoi qu'il en soit, désormais c'est sûr, Bergson est rangé avec Simmel du côté des opposants à Kant, qui est passé complètement à côté de l'expérience vécue, exprimée dans la « Lebensphilosophie ». de son côté, Bergson « s'efforce de faire connaître la philosophie de Simmel en France » - et Simmel rapproche maintenant Bergson de l'organicisme nietzschéen - sans parvenir toutefois à résoudre de manière satisfaisante le conflit entre Leben et Geist qui clivent le champ intellectuel allemand de son temps. En 1931, Jankélévitch produit une étude sur Bergson - qui ne déplaît pas à ce dernier - et qui la ramène à... Simmel, lequel a évolué depuis ses écrits de la Belle époque sans avoir été lus par Bergson. Il les découvre avec intérêt puisque la réflexion se poursuit vers un rapprochement entre immanence et transcendance dont l' « élan vital » pourrait être l'aboutissement.

Peu après Berlin, en 1907, Bergson est lu par les opposants au kantisme dans le centre néokantien d'Heidelberg. le vitalisme plaît au biologiste Driesch, qui regrette cependant que Bergson n'ait pas étendu son « élan vital » à L Histoire humaine. Afin d'éviter de résorber la pensée de Bergson dans le néovitalisme, il s'abstient de traduire l'expression par « Lebenskraft ». « Lebensschwungkraft » a été proposé dans cette même perspective. Driesch aime que l'intuition bergsonienne contourne l'apriori kantien. Troeltsch essaie à son tour d'appliquer l'expérience vécue à L Histoire. Rickert critique cette « philosophie de la vie » qui ne fait pas honneur à la philosophie, laquelle doit s'élever, précisément, au-delà de l'instant présent qui n'a d'autre vocation et finitude que d'être vécu. Bergson, à Heidelberg, est perçu comme représentant éminent du « naturalisme », du « biologisme moderne ». Cassirer a une lecture pragmatiste de la théorie de la connaissance bergsonienne : « toute connaissance est liée à l'action et à la volonté ».

En 1911, Alexandre Koyré introduit Bergson à Göttingen - et auprès de Husserl. Mais ce dernier lira Bergson de loin - qui ne lira Husserl qu'à moitié. Scheler, inspiré des deux, crée le lien. Il rapproche Bergson de Nietzsche et de Dilthey comme philosophes de la vie. Il voit en lui aussi un pragmatiste, auquel il mêle le psychologisme : « comme l'intelligence, l'intuition vers en effet « dans le sens même de la vie » ». L'intuition bergsonienne et le refus de la logique mécaniste servent à Scheler à dénoncer la mécanisation industrielle et le capitalisme contemporains. Dans le contexte guerrier de ces années, le modèle intellectuel de Scheler reste allemand : Husserl. Bergson en fait les frais dont l'opposition entre technique est esprit est associée respectivement à la Zivilisation et à la Kultur et dont la philosophie est jugée manquant de rigueur et de précision - exigences naturellement propres à la réflexion germanique. La civilisation devient un « péché originel », une « maladie et une décadence de l'homme européen ». Bergson entre dans la confrontation et la renverse : le mécanisme barbare est celui de la Kultur allemande et l'intelligence, l'ouverture, est civilisationnelle. Tout cela trouve exagérément à s'alimenter aux oppositions des « Deux sources de la morale et de la religion » entre mécanique et mystique : il n'est aucunement soutenu par Bergson que ni l'une ni l'autre ne soit irrémédiable : il faut les comprendre pour les dépasser.

En parallèle, la persistance de Bergson à multiplier les déclarations engagées dénonçant l'agressivité allemande par des jugements dénigrants dès 1914 réduit, par la qualification d'anti-allemand qu'elles lui valent, la pénétration et la diffusion de ses idées en Allemagne. Scheler et Simmel rédigent des pamphlets contre Bergson, Bönke l'accuse d'avoir plagié Schopenhauer, fait polémique et mobilise les intellectuels allemands contre l'ennemi français. En face, les propos se durcissent pareillement : Bergson ravive les idées en vigueur du temps de Bismarck de teutons adorateurs de la force coercitive de l'Etat. Que voulez-vous, la guerre ne favorise pas la subtilité déclarative. Il existerait deux Allemagne, l'une violente, l'autre intellectuelle. Dans l'entre-deux-guerres, la philosophie de Bergson est jugée amorale ; on la dit pastiche de celle de Nietzsche. Il est vrai qu'on estime dans le même temps en France que Bergson a préparé l'introduction des idées nietzschéennes en France. Si l'oeuvre de Nietzsche a été peu lue de Bergson, on retrouve la notion de surhomme dans « L'évolution créatrice ». La raison pourrait être que le conflit armé aurait eu pour effet de concentrer l'attention de Bergson sur les travaux allemands et de reformuler certaines de ses propositions au moyen d'expressions allemandes.

Aujourd'hui, les traductions et réeditions de Bergson restent globalement faibles en comparaison de celles d'autres pays, l'Italie par exemple.

Le choix de l'auteure d'aborder l'introduction du bergsonisme de manière géographique est ludique, mais, les études se poursuivant chaque fois jusqu'à la réception des « deux sources », les époques se superposent et l'on y perd un peu en synthèse. Par ailleurs, chaque étude aborde sans exhaustivité la réception de Bergson par un auteur et y mêle des considération non seulement théoriques mais aussi biographiques ou de traduction. L'ensemble ne permet donc que modérément de conclure à la moindre objectivité acquise de l'oeuvre de Bergson en Allemagne et laisse plutôt envisager, par sa présentation rhapsodique qui, sans systématisme, se lit avec le goût de la surprise et la recherche de l'agrément, que la philosophie bergsonienne en Allemagne, en 1932, en est encore à sa phase introductive.
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