C'est un sacré ouvrage que ce recueil d'échanges épistolaires, dont
Maria Youdina, la pianiste soviétique est la plupart du temps, l'auteure, mais aussi la destinataire. On n'y trouve pas seulement les courriers envoyés, les missives reçues, qui constituent la majorité de ce livre, mais toute une série de notes de bas de pages pour expliquer, éclairer et replanter le contexte historique. Des notes qui constituent un bon tiers du livre.
Jean-Pierre Collot, pianiste, soliste, ancien étudiant en russe à l'Institut des Langues Orientales de Paris, et la maison d'édition, Contrechamps Editions, n'ont pas choisi la voie de l'économie dans la composition de ce titre, ni du travail de recherche et de recoupement, ni de papier, qui est clairement de très bonne facture, ni des deux addendas, deux CDs ainsi qu'un QR Code accompagnent ce corpus de textes déjà très riches.
Il faut d'abord découvrir la vie et la personnalité de Maria Youdina, qui malgré le fait d'avoir été adulée par Staline, a toujours été plus ou moins sous surveillance du Parti, régulièrement entravée dans sa volonté d'aller jouer à l'ouest. Car toujours critique vis à vis de ce dernier, en tant qu'amie proche de
Boris Pasternak, admirative de sa poésie, elle s'est aventurée à en déclamer des extraits en fin de concert alors même que l'homme s'était aliéné le régime soviétique. Refusant également d'aduler les compositeurs et musiciens soviétiques de par leur seule nationalité, elle se détache des artistes bien vu du Parti pour intéresser à ceux tournés vers "La Musique Nouvelle", en tout premier lieu, celui qu'elle nomme le "maître",
Igor Stravinsky. En tant que pianiste, elle fut unanimement respectée et admirée par ses comparses, par ses interprétations, et par Staline. Piotr Souvtchinsky, avec qui elle échange la plupart des missives ci-présentes, fut quant à lui un musicologue soviétique, exilé à l'ouest, domicilié à Paris. C'est lui qui fournit régulièrement à la pianiste les partitions qui lui étaient impossibles à se procurer, c'est également lui, qui a tissé, ainsi que son épouse, certains liens entre Youdina et d'autres confrères pianistes que cette réclusion forcée dans son propre pays lui empêchait de nouer de visu. le principal correspondant de
Maria Youdina se trouve être
Pierre Souvtchinsky et sa femme, par ailleurs. Mais pas exclusivement, on peut lire les missives, très courtes et substantielles et formelles, du compositeur
Igor Stravinsky. Celui-ci a la plume bien moins volubile, et plus directe, que sa concitoyenne russe, mais ce qui est remarquable, c'est sa façon de surligner et d'annoter la lettre reçue de la pianiste, comme il le faisait sans doute de ses compositions. Parmi ses autres correspondants, on peut relever André Jolivet, Andreï Volkonski, Fred Prieberg,
Pierre Boulez.
Le style de la pianiste est très exalté : à Souvtchisky, dont elle est le plus proche, elle ne manque pas d'y accumuler des formules franchement passionnées, marquant la complicité, le respect, l'intimité qui rapproche les deux Soviétiques malgré l'éloignement. Dans cette relation épistolaire, l'épouse y joue aussi son rôle. En croyante orthodoxe convaincue, les
lettres de la pianiste sont pleines de ferveur religieuse, d'autant remarquable qu'elle vit dans un dénuement certain, le peu qu'elle possède elle le partage, et les seules choses qu'elle réclame à ses correspondants, ce sont des partitions ou des livres. Puisqu'elle exerce à côté le travail de traductrice pour mettre quelques épinards dans son assiette. Ce qui ressort de ce qui ressemble fort à une vie d'ascète totalement dévolue à son art, c'est cette dévotion presque divine à sa musique dont le dieu est le compositeur adulé, mais pas seulement à son piano. À la poésie,
Mandelstam,
Akhmatova, sont cités, bien que la pianiste ne se sente pas proche de tous, et puis
Soljenitsyne comme ce qu'elle pressent être une figure de la littérature à venir. Dans une note de bas de page, le violoniste
Gidon Kremer évoque cette "religiosité", un trait qui ne manque pas d'ailleurs d'accroître la méfiance du Parti à son égard. Une pianiste qui s'intéresse à ce qu'il appelle la musique et la littérature "décadentes" selon les huiles au pouvoir,
Alban Berg,
Igor Stravinsky,
Karlheinz Stockhausen pour la première catégorie, Pasternak,
Akhmatova,
Mandelstam, honnis par le système" pour la seconde.
Avec ces huit cents pages de correspondance et d'explications très conséquentes, intégrées dans les notes de bas de page, j'ai eu l'impression d'avoir un morceau de l'histoire, de la culture de l'URSS avec moi en me mettant témoin du microcosme artistique des années soixante, juste après la mort de
Boris Pasternak, juste avant que
Alexandre Soljenitsyne n'acquiert sa renommée. Au-delà de l'aspect purement musical sur lequel je ne serai pas dans la position d'émettre un jugement pertinent, Maria Youdina était, il semblerait bien, dotée d'une personnalité et d'un tempérament exceptionnels qui font d'elle bien autrement que la pianiste de Staline, comme il est donné de le lire ici et là. Ce n'est pas un recueil réservé aux mélomanes avertis, bien que j'imagine que ceux-ci bénéficient d'une vision plus éclairée du paysage musical de l'époque, mais un témoignage exceptionnel issu du travail titanesque de
Jean-Pierre Collot et des éditions Contrechamps.
D'autres témoignages suivent la correspondance de la pianiste qui finit par s'éteindre avec une ultime
lettre, sans réponse du couple Souvtchinsky. Après sept cents pages, j'avoue que cela provoque une drôle d'impression, teintée de tristesse et d'amertume, car Maria Youdina a été une correspondante fidèle et éloquente, et que si on a encore des
lettres de ses correspondants, elle n'écrit plus guère. Il y a une conversation entre V.D. Douvakine et M. M. Bakhtine qui donne un aperçu de la femme qu'elle était et qui fournit une bonne synthèse de sa perception de l'art en général, dont elle vivait ses propres performances musicales, qu'elle reliait à la poésie de
Mandelstam, Pasternak et
Akhmatova, avec sa religion, une sorte d'élévation spirituelle.
J'ai un faible pour les ouvrages épistolaires, et le fait que j'ai bien eu du mal à quitter ce recueil-là s'explique en partie, seulement, par mon goût pour les
lettres. Et en grande partie parce que tous ses échanges sont instructifs et passionnants, que ce soit d'un point de vue purement formel et théorique, plus largement culturel, ou tout simplement personnel.
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