Immense cycle romanesque de près de 1000 pages, écrit entre 1901 et 1909, couronné par un prix Nobel de littérature en 1924,
Les paysans restent une oeuvre peu connue en dehors des frontières de la Pologne. Publiée par l'Age d'homme, éditeur genevois spécialisé dans la littérature des pays de l'est de l'Europe, dans une excellente traduction, elle mériterait plus de lecteurs, même si l'aventure, compte tenu du nombre de pages, est sans doute un vrai challenge.
Il s'agit d'une tétralogie, les titres de chaque volume correspondant aux saisons de l'année. Nous commençons notre voyage à l'automne, puis viennent l'hiver et le printemps, et nous terminons notre périple en été. Toute l'action est situé dans le village de Lipce, un village prototypique de nombreux villages de cette région du monde au tournant du XIXe et XXe siècle, et au-delà, des communautés villageoises telles qu'elles ont pu exister pendant des millénaires. Nous sommes avant l'arrivée de l'électricité, avant l'utilisation de machines, autres que simples et fabriquées par les villageois, il faut chercher l'eau au puis et se chauffer et nourrir avec du bois. Une sorte d'époque avant l'histoire, avant le moment où le progrès technique au rythme accéléré impose des changements permanents et de plus en plus rapides aux hommes. Dans l'univers de Lipce, c'est la terre et la nature qui dictent leur loi et imposent leur temporalité aux hommes, comme aux animaux.
La richesse de l'ouvre vient des nombreux registres et thématiques qu'il déploie. C'est à la fois un texte très réaliste, qui décrit avec précision voire par moment minutie, les façons de vivre, le quotidien, les coutumes, les vêtements, la façon de se nourrir, les cérémonies, religieuses ou pas etc. Nous avons une vision presque ethnographique d'une région à un moment donné, que l'auteur a très bien connue, et dont il semble avoir enregistré dans sa mémoire les moindres détails. Mais le livre dépasse cet aspect réaliste pour une vision métaphorique, mythique, transcendante du vécu de la communauté villageoise. Semer, faire éclore, sont des activités quasi magiques, par lesquelles l'homme, en symbiose avec la nature, devient un héros prométhéen, arrachant aux entrailles de la terre de quoi permettre aux générations suivantes de se perpétuer. Il participe de cette manière à l'activité divine de la création du monde. le réalisme se double de poésie, qui magnifie les gestes du paysan nourricier, qui transforme le quotidien en épopée, et en activité magique.
Le récit est centré sur une famille du village, celle de Maciej Boryna, le plus riche propriétaire de l'endroit. Il y a son fils Antek, qui ronge son frein sous la lourde main paternelle, sa femme Hanna et leurs enfants, Józka, la jeune soeur, et puis vient très vite, Jagna, la jeune femme la plus belle du village, que Boryna va épouser en secondes noces, au grand dam de sa famille. A tour de rôle, chacun des membres de la famille va venir au premier plan. Plus que des personnalités, ce sont des types, ce qui arrive à chacun d'entre eux pourrait arriver à n'importe qui dans leur position. Au-delà des petits événements de la vie, c'est le cycle éternel des événements essentiels, sentiments humains primordiaux qui est en jeu, sans que l'aspect romanesque ne soit absent, et sans que le livre ne paraisse à aucun moment didactique. Les naissances, les morts, les catastrophes qui s'abattent, les moments de triomphe sur le sort, le désir, la jalousie, l'envie, l'amour, tout en étant très concrets et précis, nous allons à chaque fois au-delà du simple fait, dans la signification et place profonde de chaque chose.
Mais le personnage principal du roman est en réalité la communauté villageoise dans son ensemble, en tant qu'entité qui transcende la somme de ses membres. C'est un corps vivant, dans lequel chacun a sa place, sa fonction, et qui malgré les différents, les querelles, voire les affrontements violents, fonctionne comme un tout indivisible. Cela peut faire un peu penser à une fourmilière ou à une ruche, un seul individu n'est pas à même de survivre, à faire sa part sur la terre, il lui faut l'appui des autres, leur complémentarité. D'où une forme de tolérance vis-à-vis des défauts ou manques de chacun, tout au moins tant que le collectif, ses normes, ses lois non écrites, restent respectées. Dans le cas contraire, la sanction peut être terrible, comme pour Jagna, qui est l'élément perturbateur, destructeur, du collectif.
L'oeuvre met en évidence le lien homme-nature, l'homme n'étant qu'une partie de celle-ci, sa survie dépend de la qualité de ce lien, au moment où il l'oublie, où il pense qu'il peut échapper aux lois de la nature, cette dernière lui rappelle amèrement sa force, sa capacité à l'anéantir. Elle replace aussi l'être humain dans un groupe, et aussi dans l'entrelacement des générations : la mort est nécessaire, elle fait partie de la vie, et l'homme survit dans sa descendance et aussi dans le groupe dont il a été une partie pendant sa vie. Cela même s'il y a des tensions entre les générations, les jeunes qui veulent leur place que les vieux ne veulent pas lâcher, les très vieux qui sont à la merci de leurs enfants ou parents, devenus une charge inutile, avec la mort comme seul perspective.
Ce cycle est tellement riche qu'il serait vain de vouloir évoquer tous les thèmes, toutes les questions abordées, mon commentaire simplifie beaucoup les choses (il y a tout un aspect historique à la fin du roman sur lequel je fais l'impasse par exemple). Je tiens toutefois à insister à la fin de mon laïus sur le style de l'auteur, qui contribue grandement à en faire une oeuvre d'exception. Les styles, devrais-je d'ailleurs dire, tant sur cet aspect aussi, l'auteur joue sur plusieurs registres. L'expression des paysans est dans une langue spécifique, qui même si elle reprend certaines expressions réelles, est plus une création, qui permet d'appréhender la spécificité du parler campagnard, tout en restant compréhensible et poétique. Les magnifiques descriptions de la nature, ou les exposés des situations économiques ou politiques, sont dans des styles et vocabulaires différents, adaptés à chaque fois au sujet abordé, sans que cela paraisse, artificiel ou fabriqué.
Véritable gageure par son ambition, par la vision complexe et nuancée qu'elle communique, par tous les aspects et registres abordés, cette tétralogie est une oeuvre puissante et unique. Et un grand plaisir de lecture, ce qui a été pour moi, qui appréhendais cette lecture au long cours, une merveilleuse surprise.