Dante Gabriel Rossetti

L'oeuvre de Rossetti tout entier est une parabole de cette croyance, une parabole écrite avec le sang de ses veines. Il meurt d'avoir trop rêvé, d'avoir trop passionnément désiré la Beauté d'un désir qui littéralement lui enleva le sommeil, le poussa à vagabonder la nuit par les rues et finit par l'envelopper dans une atmosphère d'hallucinations saturée de stupéfiants. Il n'eut pas la force de chasser de son cerveau les hôtes qui étaient venus l'occuper comme des fantômes. Il en perdit tout sentiment de la technique, et sur sa toile surgirent des idoles peintes, au regard fatal, au geste de mort. Il avait dit de la Beauté: ,Je l'absorbe comme l'air que je respire", mais il désira une beauté surhumaine, il travailla sans relâche à la créer au moyen de mots et de couleurs toujours rebelles, toujours trop vagues à son gré, alors qu'ils étaient la précision même; jamais il ne put arriver à la réalisation précise de son rêve; la poursuite de cet idéal devint un labeur et ce labeur une souffrance.

L'art du portrait n'était pas, strictement parlé, l'art de Rossetti, mais il inventa pour son propre usage une certaine manière de représenter les êtres vivants chez lesquels il découvrait des types de beauté. Sur la liste de ses modèles nous pouvons identifier Miss Siddal, Mrs. Morris, Mrs. Stillmann, Miss Herbert, Miss May Morris, Miss Wilding, Mrs. Schott qui ont posé soit pour le portrait, soit pour une œuvre moderne d'imagination. Elles sont toutes représentées comme des types qu'il a trouvés chez certaines belles femmes, attendant qu'il les y découvre.

L'Art, ne l'oublions pas, doit toujours être autocratique; il en a été ainsi depuis le temps où Michel-Ange dictait ses conditions aux Papes, jusqu'aux jours où Rossetti, par mépris de la vile multitude et de son ignorance, soustrayait ses toiles à tous les regards. Tout artiste vraiment grand ne s'est jamais adressé qu'à une infime minorité; la gloire, quand elle venait, était une sorte d'accident du ciel, dans lequel la foule ne faisait que joindre le bruit de ses applaudissements peu recherchés au jugement éclairé d'une élite compétente.

Rossetti et consorts ont appris de Madox Brown à saisir fortement la vie à ses moments critiques; c'est à lui qu'ils doivent l'idée de ne peindre que des tableaux qui renferment un sujet. Les Pré-Raphaélites étaient de grands illustrateurs, mais non de grands peintres; c'est dans leurs dessins, leurs gravures sur bois que nous les voyons sous leur plus bel aspect. Le pinceau à la main, ils nous font tous, à l'exception de Millais, l'effet d'enfants jouant avec les couleurs, ou de moines coloriant des vignettes au fond d'un cloître, ou encore de nonnes brodant une tapisserie en l'honneur de la Vierge. Jamais ils ne peignent de paysages, rien que des sujets. Madox Brown peint n'importe quoi, tout ce qui a des formes définies. Millais peint des anecdotes, Holman Hunt de petits livres de piété, Rossetti des poèmes romantiques, et Burne-Jones des légendes de ce même style.

Rossetti, lui, n'aurait pas été capable de créer un portrait dans le genre de Goya ou de Whistler; il n'aurait pu travailler d'après leurs modèles. La beauté qui lui est propre, c'est l'é, ce qui lui a valu les suffrages de Blake. Il peupla son monde de figures aimables et voluptueuses, d'un modèle admirable, entourées d'une richesse d'ornements qui rappelle Keats aussi bien que ses propres poésies. Il ne pouvait leur infuser la vie, mais il leur donna sa propre âme, ses propres sens, et elles sont la, rêveuses devant nous, indifférentes comme Borgia, méditatives comme Perséphone, célestes comme la Béate Béatrice.

Émotion, imagination, passion intellectuelle, ces sont quelques-unes des qualités qui constituent la grandeur de Rossetti. Sa main, par contre, ne fut jamais la main d'un maître. Dans ses oeuvres poétiques, l'exécution fut toujours a la hauteur de l'inspiration; sa technique lui permit de représenter comme poète ce qu'il etait incapable de représenter comme peintre, car il eut toujours l'ardent désir de rehausser l'effet de ses tableaux par une sorte de mysterieux courant poétique. II introduisit de nouveaux rythmes dans la lanque anglaise en agitant des eaux devenues depuis longtemps stagnantes, et c'est dans l'extraordinaire subtilité de son rythme qui approchait le plus de la perfection quand il paraissait hésiter le plus, qu'il a produit les plus beaux effets d'émotion, effets qu'avant lui on ne rencontrait que rarement, et pour ainsi dire qu'accidentellement, dans la poésie anglaise.

Enfermé dans ces limites étroites, mais avec une intensité extraordinaire, il a rendu dans ses oeuvres picturales ou poétiques un idéal, une obsession. Ce qui est véritablement le "Palais de l'Amour", il l'appelle le "Palais de la Vie", et cela, parceque pour lui le "Palais de l'Amour" était réellement le "Palais de la Vie." Il n'y a pas de mystique pour lequel l'amour n'ait pas été l'essence et la suprême expression de l'âme.