°°° Rentrée littéraire 2023 #38 °°°
La soeur de l'autrice s'appelait Liliana Rivera Garza. Elle a été assassinée le 16 juillet 1990 par son ex petit ami. Elle n'avait que vingt ans et commençait à gagner en autonomie à mesure que l'expérience universitaire lui ouvrait de nouveaux horizons, il n'avait pas supporté. Ángel
Tomás González toujours en liberté, n'a jamais eu à affronter la loi ni à payer pour son crime car il a fui.
« Et nous nous sommes tus. Et nous t'avons enveloppée dans notre silence, résignés face à l'impunité, face à la corruption, face à l'absence de justice. Seuls, et vaincus. Seuls, et brisés. Hachés menu. Aussi morts que toi. A court d'oxygène, comme toi. Et, pendant ce temps, pendant que nous nous traînions sous l'ombre des jours, les mortes se sont multipliées, le sang d'innombrables femmes a submergé tout le Mexique, les rêves et les cellules d'innombrables femmes, leurs rires, leurs dents, et les assassins ont continué à fuir. »
Cristina Rivera Garza s'est tue trente ans avant de raconter l'histoire de sa petite soeur. Ce n'était pas un silence calculé mais dicté par la douleur de la perte, la culpabilité de n'avoir rien vu et la honte du survivant, à une époque où ce type d'assassinat était considéré comme un crime passionnel ainsi qu'une affaire de famille, privée donc.
Elle est désormais prête à affronter la tragédie même si la douleur est intacte, portée par les changements sociétaux en cours au Mexique. Même si dix femmes sont à l'heure actuelle tuées chaque jour dans ce pays, la société mexicaine a évolué : la notion de féminicide a été inscrite dans la loi comme un crime, et les familles des victimes ne se taisent plus et réclament justice. Cristina se sent portée par les voix de celles qui réclament justice et ne se taisent plus.
On commence par suivre Cristina dans son périple au tribunal de Mexico pour récupérer le dossier judiciaire de Liliana et le sauver de l'oubli bureaucratique. L'autrice a la volonté d'honorer la mémoire de sa soeur et plus largement de toutes les Mexicaines victimes de féminicide. Pour cela, elle choisit un dispositif formel très particulier, très loin du récit linéaire.
Dans sa volonté de faire archive, elle a inventé un texte construit à partir de fragments de plusieurs voix ( Liliana, les parents, les amis ), de plusieurs supports ( lettres, journaux intimes, témoignages oraux retranscrits, coupures de presse ), procédé polyphonique qui développe une voix communautaire à la fois juste et puissante qui parvient à désédimenter les différentes couches de ce passé mis de côté pendant plus de trente ans.
Ainsi le récit se fait lumineux portrait de Liliana qui semble revivre sous nos yeux avec sa personnalité et un ressenti rendus très palpables pour le lecteur. Et en même temps, il se fait reconstitution du crime et plus largement, analyse fine des mécaniques du féminicide, révélant le caractère structurel et systématique de ces crimes qui connaissent tous les mêmes étapes ( jalousie, harcèlement, invasion de l'espace intime, menaces, chantage, isolement ) conduisant à la mort.
Un livre d'amour, de deuil et de révolte, d'une grande sobriété, appelant l'émotion juste par un détail notamment dans son dernier chapitre, vraiment superbe.