La transcription d'idées sérieuses en bande dessinée est un exercice difficile. Ce format est tout de même essentiellement tourné vers la distraction, la parenthèse enchantée de la lecture. Bien sûr, cela fait un moment qu'elle s'est appropriée avec réussite le champ du fait de société mais lorsqu'on passe à l'académisme et à la politique, il y a déjà moins de lecteurs potentiels. Qui a lu le passage en bande dessinée du dernier Piketty ? Les gens sérieux ont lu l'original et les autres se sont tournés vers le tome 27 de « Coût qu'à bout de Sillage ».
Ici, cela commence pour moi assez mal, les dessins sont particuliers, la première planche fait quasiment la promotion de la réforme du baccalauréat avec sa spécialité HGGSP (un G désigne « Géopo » ce qui branche les futurs cadors de notre politique étrangère, un rêve de Séjourné) et un style assez commun dans ce genre d'exercice : se voulant « djeune » et drôle, bref sensiblement aguicheur.
Notre guide, un certain
Hérodote, est représenté de manière qui ne me plaît pas, rond et avec une barbe qui est sensée ressembler à celle de ses statues, j'y ai vu … je ne sais pas quoi ! Deux excroissances qui pendouillent. Ensuite, on s'y habitue bien sûr…
Le fond maintenant : notre « père de l'histoire », en vieux sage venu du tréfonds de notre civilisation gréco-romaine, nous explique le sens de ce mot «
géopolitique » : enfin tente d'en esquisser les contours : pour situer le débat, je vais le citer lui-même, enfin l'auteur (Quoi, ce n'est pas
Hérodote ? Il est mooort ?)
« Pour qu'il y ait un raisonnement
géopolitique, il faut trois éléments : un territoire, des acteurs et un rapport de forces »
A partir de cette base didactique, il convoque un par un les grands penseurs parfois mal connus des grandes théories utiles à notre compréhension du monde contemporain et des grandes idées qui nous ont amenées à aujourd'hui.
Friedrich Ratzel et le « lebensraum » germanique, André Chéradame et sa juste perception du danger du pangermanisme, le suédois Rudolf Kjellen et l'utilisation du mot «
Géopolitique » qui marque son admiration pour ce même pangermanisme,
Karl Haushofer et sa revue « Zeitschrift für Geopolitik », Alfred Mahan, le « naval philosopher » père des politique impérialistes anglaises et étasuniennes grâce au « sea power », Halford Mackinder, anticommuniste viscéral dont le concept de « Heartland » implique une nécessité d'isoler la Russie, Nicholas Spykman suivant ce dernier et préférant le concept de « Rimland » qui servira la politique d'endiguement de l'empire étasunien (« Containment »). Enfin vient un français,
Yves Lacoste et la revue «
Hérodote » (Qui ?). Puis les célébrités contemporaines qu'on ne présente plus :
Samuel Huntington et son « choc des civilisations », Joseph Nye et son « soft power ».
C'est la réussite de cette bande dessinée à vocation pédagogique : les cartes, les idées sont simplement et clairement exposées. Une sorte d'annexe en fin d'album reprend de brèves biographies des acteurs principaux invités par M. H dans cette leçon inaugurale et quelques ouvrages complètent l'ensemble par une bibliographie utile (mais partielle) à l'approfondissement de nos connaissances.
J'ai gardé le moins bon (de mon point de vue) pour la fin : Zbignew Brzezinski que l'on fait disserter sur les motivations de
Vladimir Poutine sans jamais l'interroger sur les siennes propres, en tant qu'influenceur à long terme de la politique des Etats-Unis, pourtant très accessibles ailleurs que sur nos médias traditionnels. Je conseille par exemple «
Zbigniew Brzezinski. Stratège de l'empire » par
Justin Vaïsse chez
Odile Jacob (L'ai lu avant de faire des petits commentaires sur Babelio). Bref, lui faire dire « Il faut que l'Ukraine intègre l'OTAN même si cela provoque des tensions » sans chercher à comprendre les intérêts (pas ceux des Ukrainiens ni des Européens) qui sous-tendent cette affirmation me semble un parti pris regrettable. Mais c'est justement ça la
géopolitique. L'acteur « Etats-Unis » n'est pas dans ce petit bout de terre slave… car sinon, on aurait pu faire dire à ce penseur machiavélique (ou génial si on est étasunien) « il faut asseoir et renforcer le rôle dominant des Etats-Unis comme première puissance mondiale ; pour cela il faut à tout prix empêcher l'émergence d'une puissance sur le continent eurasien capable de rivaliser avec les États-Unis. En effet, celui qui tiendrait ce continent serait le maître du monde ; Hitler et Staline, qui l'avaient compris, s'y sont d'ailleurs essayés dans le passé mais sans succès. Les États-Unis doivent veiller au respect légitime de la primauté américaine sur cette Eurasie »
Un bel exemple de ce qu'est la
géopolitique. Les bons sentiments, les leurres droit-de-l'hommistes, le droit d'ingérence humanitaire, c'est bon pour ce que
Noam Chomsky et
Edward Herman appellent la « fabrique du consentement ». le soft power est là pour le propager. Mais pour la réalité, pour la puissance, pour la domination, pour préserver son rôle de numéro un, rien ne vaut une bonne livraison d'armes à ses alliés utiles, même s'ils sont terroristes ou factieux. Et ça, dans la bande dessinée, quand on l'invite, il ne le dit pas…
Reste que l'ensemble est de très bonne facture, à conseiller à tout lycéen souhaitant choisir la spécialité éponyme au baccalauréat.