Si proche de la Rome des monuments antiques et du Tibre, le quartier de Pietralata, autour de la rivière de l'Aniene, est l'image d'une Italie populaire et pouilleuse encore marquée par l'immédiat après-guerre. Prenant pour personnage central Tommaso Puzzilli,
Pier Paolo Pasolini décrit, dans une langue qu'il a voulue la plus proche de la réalité possible, la vie et la mort d'un jeune homme marquées par la pauvreté, la violence et l'irrépressible passion de vivre. Moderne par la langue, par le choix des personnages, le roman de
Pasolini est aussi puissamment moral, se rapprochant en cela du roman du dix-neuvième siècle. Tommaso, l'enfant pauvre, devient par sa seule rage un vitellono dont les mérites égalent ceux des autres. Mais la prison puis la maladie lui donneront une profondeur que ses proches amis n'approchent même pas. Son destin, ainsi, colle à celui d'une Italie orgueilleuse, belle et terrible à la fois qui, au carrefour du souvenir du fascisme et de la tentation du communisme, caresse l'espoir d'une vie meilleure.
Tommaso est d'abord un enfant qui passe ses journées dehors, à courir après des copains qui se montrent tantôt conciliants, tantôt rudes. le diminutif - Tommasino - prouve le caractère enfantin du personnage. Sans cesse derrière Lello, qui le repousse souvent, son personnage est déjà marqué par une rage certaine : manière de montrer qu'il peut jurer et se conduire, lui aussi, comme un homme, manière aussi d'exécrer ce que les autres semblent penser de lui, à savoir qu'il est comme un boulet à leurs pieds, qu'ils aiment bien mais qu'ils traînent. Rapidement, les bêtises deviennent des délits, voire des crimes, si l'imagination nous autorise à penser cela. Car, si le vol par la ruse ou à l'arraché est décrit - lors de la virée nocturne, à bord d'une Fiat 1100, volée elle aussi, dans les stations services de la banlieue romaine -, on ne sait si le passage à tabac d'un pompiste conduit à sa mort.
Pasolini le laisse là, au bord du chemin de son roman, et nous lecteurs suivons la jeunesse délinquante, embarqués dans sa quête d'argent facile. La contrainte, la confrontation physique, la menace font partie de la vie de Tommaso et de ses amis. Régulièrement, cela est justifié par la quête d'argent. Car il est indispensable pour flâner, se montrer, payer le café aux compères, sortir, impressionner une fille ou l'emmener au cinéma. Pourtant, ces actes demeurent impunis. Si Tommaso va en prison, c'est parce que la violence s'est imposée à lui, tandis qu'il désirait seulement que l'un de ses amis allât chanter la sérénade à Irène, une jeune fille dont Tommaso s'est entiché. de la prison,
Pasolini ne parle presque pas. Elle est une parenthèse obligatoire dans le parcours de Tommaso, mais elle ne le change pas. D'ailleurs, lorsque Tommaso se présente à ses amis de son retour de prison, ceux-ci ne le célèbrent que très modérément : l'événement n'est pas si important, car rien n'a vraiment changé dans leurs vies quotidiennes.
La violence du titre n'est pas seulement exprimée en actes. Elle est une part intime de ces jeunes hommes, en même temps qu'elle est omniprésente dans leur environnement. L'amour lui-même est violent, comme si rien ne pouvait échapper à cette emprise. Dénué de tout confort matériel et spirituel, Tommaso a pour lui une rage de vivre, qui lui fait vouloir tout avoir, tout de suite. Cette rage s'exprime y compris dans les rapports que l'on supposerait plus apaisés. Ainsi avec Irène, sur laquelle Tommaso jette son dévolu car il pense que, dotée d'un physique ordinaire, elle ne le rejettera pas. Lorsqu'il l'invite au cinéma, il en profite pour lui imposer des caresses qu'elle se résigne à accepter. L'amour et le sexe sont contaminés. D'une certaine manière, la jouissance de l'un et de l'autre fait partie de l'attirail de tout bon vitellono. N'est pas un homme celui qui n'impose pas son désir aux autres. Il faut dire aussi que le sexe est une autre manière d'obtenir de l'argent, notamment auprès d'hommes plus âgés, homosexuels, tels l'instituteur, les hommes que l'on croise aux pissotières ou au cinéma.
Mais si Tommaso est un délinquant détestable en bien des points, il est aussi le fruit d'une société qui, dix ans après la fin de la guerre, suscite toujours des espoirs qu'elle ne satisfait pas. Pietralata est, moins qu'un quartier, un assemblement informe de baraques de bois et de tôles où s'entassent de pauvres familles venues des environs de Rome et des provinces du sud. le café, où s'entasse la marmaille turbulente, est la seule animation du quartier. Les routes sont des chemins de terre que la pluie transforme en torrents de boue. Dans de telles conditions, les deux petits frères de Tommaso décèdent de maladie et d'accident. Sans doute ne sont-ils pas les seuls à être victimes de leur environnement. A sa sortie de prison, Tommaso a la bonne surprise de découvrir que ses parents ont déménagé dans les nouveaux immeubles construits une organisation gouvernementale. La reconstruction est une oeuvre lente et inégale ; c'est d'ailleurs dans le bidonville de Pietralata qu'aura lieu la tragédie finale. En liant la misère sociale à la délinquance d'une jeunesse désoeuvrée,
Pasolini dessine le portrait inquiétant d'une Italie en plein chantier urbain, social et politique. L'ère fasciste n'est finalement pas si lointaine, et pour plusieurs personnages, la figure de Mussolini représente toujours la fierté nationale et, malgré la défaite, une époque dorée. La guerre a laissé des cicatrices : ce sont les ruines, ce sont aussi les souvenirs de proches assassinés par des factions politiques rivales. Ainsi Lello qui hurle, en pleine nuit, sa colère quant à son père assassiné par les communistes. le communisme, justement, est une force qui compte dans le nouveau paysage politique italien. Tommaso, après son expérience au sanatorium durant laquelle il participe activement à une grève et à la résistance contre les forces de police, adhère justement au parti. Cet engagement participe aussi de la rédemption de Tommaso.
Le livre de
Pasolini, à l'instar des grandes oeuvres littéraires naturalistes, possède ainsi une puissante dimension morale. Enfant perdu sur le chemin de la violence, enfant perdu par son obsession de reconnaissance sociale, Tommaso se place, de par ses actes, en dehors des lois et de la morale sociale. Mais, plus que la prison, plus que l'emploi que Tommaso trouve au marché, plus encore que le projet de fiançailles avec Irène, c'est la maladie qui met à l'épreuve le corps et l'âme de Tommaso. Tuberculeux, le jeune homme fait preuve de courage lors de la grève du sanatorium, pendant laquelle il cache des hommes recherchés par la police. le déluge final revêt l'aspect d'une épreuve biblique. Les éléments déchaînés, le danger pour les habitants démunis ainsi que pour Tommaso lui-même, l'incapacité des pompiers à porter secours démontrent que la rédemption de Tommaso est totale. Égaré, l'enfant qui représente une certaine Italie prouve que le pays peut se reconstruire, y compris moralement.
La force du roman de
Pasolini tient enfin, évidemment, de la langue utilisée. Les dialogues se veulent le plus proche possible du parler populaire romain, avec des constructions grammaticales et syntaxicales à la fois très incorrectes et très vivantes. Ce souci de restitution de l'oralité contribue naturellement au réalisme de l'oeuvre, rapprochant en cela le roman de
Pasolini des oeuvres cinématographiques de l'immédiat après-guerre italien. Si la lecture des passages argotiques peut se révéler ardue, elles donnent, par la violence même des mots usités, une dimension très moderne aux personnages, une profondeur vitale rare dans la littérature. Les dialogues sont empreints de
la rage de ces jeunes hommes que la vie maltraite, et ils usent du seul langage dont ils ont l'absolue maîtrise : celui de la violence. Dans une société en ruine, l'homme retourne à son état de nature, cher aux philosophes des Lumières. Ce qui distingue alors l'homme de l'animal a pour nom la morale. Tommaso, figure quasi christique, en meurt pour le prouver.