Ludmila Oulitskaïa nous raconte avec simplicité une série d'histoires, toutes liées les unes aux autres,qui composeront par petites touches une mosaïque éblouissante.
Le lien entre tous ces récits, c'est une amitié entre trois écoliers qui débute peu de temps avant l'annonce du décès de Staline. le trio, qui se surnomme le "trianon", est composé de Micha, un orphelin de confession juive, Ilya, un garçon original et pauvre, et Sania enfant chétif qui possède une grande sensibilité subjuguée par la musique. Leur amitié sera indéfectible.
Victor Iouliévitch, leur professeur de russe, va éveiller leurs âmes à la littérature et marquera à jamais leurs destins. Il leur apprend que "La littérature est ce que l'humanité possède de meilleur. Et la poésie est le coeur de la littérature, la concentration suprême de ce qu'il y a de meilleur au monde et dans l'homme. C'est la seule et unique nourriture de l'âme. Et il dépend de vous de grandir pour devenir des hommes, ou de rester au stade animal. "
L'âme se nourrit de poésie mais aussi de musique. L'auteur se sert du petit Sacha, qui ne peut devenir pianiste suite à un accident, pour se frayer un chemin dans "la forêt enchantée de la musique". C'est un mélomane averti dont l'intelligence se nourrit de la perception mentale de la musique à travers la lecture de partitions.
C'est aussi un roman sur Moscou. Victor Iouliévitch organise des visites dans la capitale sur les traces d'écrivains comme
Pouchkine ou
Tchekhov. Cette ville tentaculaire, ses quartiers, ses banlieues, est un des thèmes majeurs du livre. Avec toujours cette question centrale dans le quotidien des Moscovites : le logement. Il y a les 'kommunalka', les datchas, les deux pièces, obtenus après une longue attente, dont on hérite à la mort d'un parent, qu'on échange contre un autre bien ou dont on bénéficie au titre d'un privilège de son statut.
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Le chapiteau vert" est aussi un roman sur la dissidence en Union Soviétique. Ce mouvement est hétéroclite : de nombreux groupes aux motivations et aux revendications les plus diverses coexistent, n'ayant en commun que leur hostilité au pouvoir. Les grands noms de la dissidence, ceux retenus par
L Histoire, Sakharov,
Soljenitsyne ou Pasternak, sont cités mais ils sont secondaires. Dans ce livre, ce sont les seconds rôles de ce monde souterrain qui sont mis en avant. Certains sont persécutés en raison de leurs convictions politiques (des militants des droits de l'homme mais aussi des léninistes critiquant les dérives de l'Etat), religieuses, ou nationales (les Tatars, les Juifs). D'autres ne sont là que par opportunisme, pour profiter du marché noir des samizdats. Ils sont nombreux à être victimes de la répression policière : interrogatoires, perquisitions, surveillance, condamnation au camp, aliénation, relégation, privation des distinctions passées et marginalisation.
Mais ce roman n'est pas qu'une simple monographie de la dissidence ou un chant d'amour d'un écrivain pour la littérature, la musique et Moscou. C'est un roman sur l'amour, l'amitié, en un mot, la vie.
le chapiteau vert, c'est le songe d'Olga, un des personnages, qui quelques jours avant sa mort rêve d'un grand chapiteau monté dans un champ, aux abords duquel elle voit tous ses proches et d'autres personnes croisées dans sa vie, vivants ou morts ; passer l'entrée, c'est mourir.
Ludmila Oulitskaïa parvient à recréer son propre chapiteau, à redonner vie à tout un monde - ses amis, ses parents, de simples voisins ou collègues -, à toute une époque, celle des années 1960 à 1980, à tout un contexte politique, celui de l'Union Soviétique, de Staline à Bréjnev. Son talent de conteuse permet de tout reconstituer avec une simplicité remarquable. L'oeuvre est tout à la fois limpide et complexe. Elle réussit ainsi le plus beau des hommages.