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Critique de jphial


Anna Moï, écrivaine et styliste française née au Vietnam, écrit en français des histoires inspirées de son pays natal. « Riz noir » est son premier roman.

Le récit s'ouvre sur l'arrivée de Tao, seize ans, et Tan, quinze ans, au bagne de Poulo Condor, situé sur une île au large de Saigon, le 31 janvier 1969, en pleine guerre du Vietnam. Anna Moï s'inspire du témoignage authentique de deux soeurs adolescentes, retenues prisonnières pendant vingt-deux mois dans des conditions atroces.

Les premières pages sont saisissantes. Ecrites à la première personne, elles livrent le point de vue de Tan, qui nous fait part de ses sensations sonores, olfactives et tactiles. le débarquement ayant eu lieu de nuit, dans une obscurité quasi complète, elle ne peut voir distinctement son nouvel environnement, si bien qu'elle écoute attentivement les bruissements qui lui parviennent, par-delà le silence ambiant. L'odeur pestilentielle des latrines l'empêche de dormir, peut-être aussi le froid du bloc de ciment sur lequel elle est allongée. Aucun cri : toute parole est interdite et sévèrement punie. Cette première nuit enfermée dans une cage à tigres a pour seul bruit celui de l'océan Pacifique.

Les cages étant enterrées, le champ de vision de Tan se réduit à ce qu'elle perçoit au-delà des barreaux, au-dessus de sa tête. Enfermée avec sa soeur et deux autres détenues « dans une pièce d'un mètre cinquante sur deux mètres cinquante, soit moins d'un mètre carré par personne », c'est d'abord le manque d'espace qui se fait cruellement sentir : « en étendant les bras, je touche presque les murs d'un côté et de l'autre », « nous dormons enchevêtrées, serrées les unes contre les autres, parce que c'est exigu, et aussi pour se réchauffer ». Les premières pages donnent le ton du récit qui va suivre. Pas de complaisance dans la description de l'horreur mais des phrases choc, qui remuent :

« Des guerrières, nous le sommes. Mais pour toute carapace, nous n'avons que notre peau. »

« Si le voyage est lié à la liberté, le seul périple que j'ai accompli m'a mené au bagne. »

« La chaux présente un avantage : elle tue les punaises. »

La violence des trente premières pages, consacrées à la découverte des conditions de vie des détenues et à la description de séances quotidiennes de torture, est rapidement atténuée par la construction narrative du récit, faite d'allers et retours dans le temps. La deuxième partie revient ainsi brusquement en arrière pour relater les souvenirs d'enfance des deux soeurs. le récit se nappe de douceur, retraçant l'itinéraire de leur mère, qui a fait fortune dans la fabrication et la commercialisation d'une soie laquée de qualité, d'un noir presque absolu. Tan décrit avec tendresse les rites traditionnels de son pays, la beauté des paysages, des étoffes ; le goût des kumquats confits, « l'astringence de la carambole, la suavité de la goyave, l'amertume du pamplemousse ». Ses sens sont perpétuellement en éveil : « Odeurs d'encens et du pelage mouillé des gibbons. Clic-clac de deux bouts de bambou entrechoqués par l'enfant qui précède la carriole de soupe. Craquètement des dominos de mah-jong ».

Parallèlement à ces souvenirs emplis d'émotion, Anna Moï évoque la montée de l'opposition au régime du président Ngî Dinh Diêm et de son conseiller politique Ngô Dinh Nhu, leur assassinat en novembre 1963, la période agitée qui s'ensuit, marquée par une succession de coups d'état. Sur le plan historique, l'écriture est factuelle, plutôt froide, journalistique ; les émotions passent à l'arrière-plan, ce qui est dommage. Les années s'enchaînent sommairement. Les violences montent en puissance avec l'offensive du Têt, fin janvier 1968. La famille reste quinze jours confinée. « L'attente forcée entre les murs aveuglants aiguise mon sentiment d'être en veille. Tous mes sens sont stimulés, et mon corps en effervescence. Je me sens comme un être privé de vue, aux abords d'un espace délimité par le toucher et l'ouïe. »

La dernière partie du roman nous ramène au bagne de Poulo Condor, un an plus tard, en 1969. le récit est fréquemment entrecoupé par les souvenirs ou les pensées de Tan qui s'enchaînent par association d'idées, au rythme de ses réflexions intérieures. La violence est suggérée par de puissants effets de contrastes, qui nous font passer brutalement de la poésie au réalisme le plus cru.

Je n'ai pas été transportée par cette lecture, mais j'ai aimé les petites notes poétiques du roman, disséminées ici et là, comme l'écoute du concerto de Sibelius en compagnie de Minh, lors d'une soirée éclairée par la lune. J'ai surtout apprécié l'attention extrême accordée aux couleurs. Anna Moï se sert des mots comme un peintre de ses pigments : « L'un des effets de la captivité est la réduction de la palette à quelques teintes, dépourvues de nuances. Blanc comme le sable, la chaux, et comme le ciel d'été aveuglant. Noir comme les pierres des murs et les yeux brillants, la nuit, de celles qui ne dorment pas. Rouge comme notre sang, et comme la latérite. Vert comme les feuilles charnues des noyers de cajou. »
Noir – une sale couleur. Couleur des murs noirs où une partie de l'enfance de Tan a été séquestrée. Dans ce monde privé de couleurs, surgit brusquement le rouge écarlate, teinté des diverses plaies infligées aux détenues. Tan rêve de lacs rouges et de reptiles noirs. Dans ce monde de ténèbres, d'une noirceur absolue, des réverbérations vertes émergent à la surface. Un peu de vert auquel s'accrocher comme les feuilles aux branches des noyers de cajou. Quelques nuances d'espoir et d'humanité : le rire de Nu, la couverture en patchwork donnée discrètement par un geôlier plus humain que les autres, les soins et les attentions du docteur Tuan, le souvenir lumineux de Minh. Verts sont les effluves provenant du jardin potager : « je ne veux rien oublier des lieux où les pluies continuent de tomber, les arbres de pousser et les fleurs d'éclore. Je m'applique à reconstituer ces odeurs de fleurs et de fruits, si intimement liées à des instants, des personnes, ou des lieux. »

Le charme de ce roman réside donc dans son écriture sensorielle, grâce à laquelle Anna Moï parvient à donner corps à l'âme de Tan, comme pour souligner le phénomène de dissociation mentale, de déconnexion du corps et de l'âme, engendré par l'accumulation des violences subies : « Mon âme s'est envolée de mon corps. Elle s'est échappée très vite et très loin, laissant le corps à la portée des supplices. »
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