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Critique de SebastienFritsch


Cette fois encore, je ne vais pas y aller par quatre chemins pour donner mon avis : j'adore.
Dès l'entrée, Patrick Modiano nous entraîne à sa suite, comme l'habile conteur qu'il est. Il nous plonge en quelques lignes dans les trois courants qui parcourent son roman : le mystère, le mal-être et... son style.

Le mystère entre en jeu par le biais d'une rencontre. le narrateur aborde un camelot qui vend des vestes et des manteaux de cuir sur la Promenade des Anglais, à Nice. Dès les premiers regards entre eux, ont sent un malaise. Leurs paroles viendront le confirmer. On comprend qu'il se connaissent, qu'ils se sont connus dans une situation trouble. Mais aucun détail n'est donné. Seuls les mots nécessaires sont prononcés.
Or, les détails des évènements passés ne sont pas nécessaires : les deux protagonistes les connaissent aussi bien l'un que l'autre, évidemment. Par cette méthode du non-dit, Modiano atteint deux buts : rendre son récit des plus réels (et donc des plus crédibles) et nous pousser à entrer dans la peau du narrateur. En effet, dans la vraie vie, quand on revoit une vieille connaissance, on ne lui rappelle pas son nom, sa date de naissance, le calendrier précis des moments que l'on a pu vivre ensemble ni les noms de tous les autres personnages avec qui on a pu les partager. Par ailleurs, dans ce silence du narrateur (qui parle à la première personne), nous pouvons nous camper avec lui sur ses positions, observer avec son oeil méfiant l'homme qui lui fait face. le narrateur reste secret. Nous partageons ses secrets et les défendrons ensuite avec lui. Modiano nous a pris au piège par cette mise en situation si réelle et l'identification au personnage principal à laquelle il nous convie : nous pouvons continuer.
En continuant, le mystère semble se révéler. Des personnes et des lieux sont cités, des bribes du passé resurgissent. Alors, on est satisfait. On est content de s'identifier au narrateur : il semble que ce soit lui le gentil de l'histoire et il semble aussi qu'il va trouver la solution de son mystère. Mais ce n'est qu'illusion. Car d'autres mystères apparaîtront au fur et à mesure que le passé se révélera et le malaise initial ne fera que croître.

J'en arrive donc à parler du second courant dans lequel Modiano nous entraîne : le mal-être de son narrateur (notre mal-être, à nous, lecteurs pleins d'empathie pour ce pauvre homme). Ce mal-être est déjà palpable dans les premières lignes. La façon dont le narrateur s'approche du camelot montre un manque d'assurance, en plus du ressentiment à l'encontre de cet homme. Leur conversation confirmera cette impression.
Puis en découvrant un peu plus la vie quotidienne de notre narrateur, Modiano enfoncera le clou : l'homme est solitaire, habite depuis des mois un logement temporaire (une chambre) dans un ancien hôtel divisé en appartements, il occupe un emploi précaire, il semble ne pas avoir d'ami, ni d'occupation... Un sentiment de vide infini ressort de tous ces détails. le narrateur dit même, page 28, à propos du camelot : "J'aimerais lui transmettre ce sentiment de vide que j'éprouve moi-même." Et page 30, il a cette déclaration désabusée : "Il suffit souvent de quelques années pour venir à bout de bien des prétentions".
Mais il y a bien d'autres preuves de cette vacuité de l'existence de notre narrateur. Tout d'abord, les décors. Hôtels à l'abandon, cafés déserts, maisons décrépies, immeubles en cours de démolition : dans la ville de Nice décrite par Modiano seuls les symboles de solitude, de délaissement sont remarqués. Cela est révélateur de l'état d'esprit du narrateur. Deuxième point : ce mot de "narrateur", justement : je ne parviens pas à le désigner par un autre terme parce que Modiano ne m'y aide pas. Alors qu'il apporte une grande précision dans la description des lieux (noms des rues, des restaurants, des cafés, des cinémas, des magasins) il ne nomme pas son narrateur. Sauf une fois, après soixante ou soixante-dix pages. Il le laisse être tout ce temps un homme sans nom dans une ville à la toponymie ultraprécise.
Cela rejoint sa volonté de le promener uniquement dans des lieux décrépis au milieu d'une ville riche.
De plus, l'écrivain pousse même la sensation de transparence qu'il associe à son personnage en nous faisant croire, une seconde, qu'il s'appelle autrement : lors de la conversation du tout début, le camelot appelle le narrateur par un prénom, avant de se rendre compte qu'il a fait erreur. Il se justifie en indiquant qu'il a toujours confondu le narrateur avec quelqu'un d'autre. Quand on connait la suite et que l'on apprend quel lien existe entre le narrateur et le camelot (un lien qui aurait dû marquer l'esprit de ce dernier), on sent le vide devenir écrasant.
Bien sûr, on peut se dire que cette sensation de vide est une illusion dans laquelle le narrateur aime à se morfondre. On le sent peu entreprenant, on le voit naïf, presque idiot, manipulé par d'autres qui donnent à chaque fois à son existence des orientations que lui-même n'a pas voulu (et s'il les avait voulu, aurait-il été capable de les prendre, ces orientations ?). N'est-il pas un peu neurasthénique, cet homme-là ? de ce fait, ne s'invente-t-il pas des histoires de solitude et de désolation pour le plaisir de se faire pleurer ?
Mais quelqu'un qui vous appelle par un autre prénom, vous aide-t-il à vous sentir important ? Et la façon condescendante dont tout le monde s'exprime ? Et le policier qui écoute, page 140, en hochant la tête, puis raccompagne le narrateur à la porte en lui annonçant qu'il ne peut rien pour lui, comme si l'histoire qu'il racontait n'avait pas d'importance, n'était même peut-être qu'une invention ? Tout confirme à ce pauvre homme qu'il ne représente rien aux yeux des autres. Pourquoi représenterait-il quelque chose à ses propres yeux ?

Venons-en maintenant au troisième courant par lequel Modiano nous entraîne : son style. En tout cas, moi, ça m'entraîne et je nage dans le plaisir en le lisant. C'est d'une simplicité limpide, splendide et pourtant très riche. C'est précis, chirurgical : les personnages ont une consistance, une cohérence époustouflante ; les décors sont partie prenante de l'intrigue (ils aident ou empêchent la fuite, ils imposent les rencontres, les face-à-face) ; les situations et les sensations qu'elles procurent (tensions, malaises, agressivité, désoeuvrement, tendresse) sont peintes avec la finesse et la densité dont est capable un peintre hyperréaliste.

Mais en écrivant tout ça, je réalise que j'ai oublié quelque chose : l'amour. Oui, ce roman porte en lui une belle histoire d'amour. Un quatrième courant, plus profond. C'est un amour triste, un amour errant, clandestin, perdu. Un amour sur la défensive. Un amour reclus dans une solitude à deux. Sans doute le mystère et le sentiment de vide qui m'ont marqué tout au long de ma lecture ont occulté un peu cet amour. Il éclaire pourtant ce vide, de loin en loin. Et il est le fondement même de toute l'histoire. D'ailleurs, il est, comme elle, parcouru d'ombres.
A propos de la femme qu'il aime, le narrateur dit : "Je me suis rapproché d'elle et bientôt son parfum était plus fort que l'odeur de la chambre, un parfum lourd dont je ne pouvais plus me passer, quelque chose de doux et de ténébreux, comme les liens qui nous attachaient l'un à l'autre."
Lien : http://sebastienfritsch.cana..
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