Betty... un livre dont j'ai lu des avis très souvent positifs sur les blogues, ici sur Babelio, dans la presse et les émissions littéraires, un livre dont je repoussais la lecture. Et un jour, on s'est rencontré par hasard. Il trônait dans une boîte à livres du quartier, au milieu d'ouvrages et de revues de toutes sortes, la plupart usés, peu attirants... Lui, brillait avec sa belle jaquette, le titre
Betty descendant dans les vagues bleues et roses, ses pages immaculées, son poids conséquent dans sa version brochée d'origine. Je l'ai pris en me demandant ce qu'il faisait là ? Peut-être un des nombreux lecteurs(trices) enthousiastes cherchant à partager sa découverte ou bien, à l'opposé, un de celles ou ceux (beaucoup moins nombreux semble-t-il) ayant renoncé en cours de lecture et pressé de se débarrasser d'une certaine frustration. L'aspect du livre, comme sorti directement de la librairie, m'a fait penser à un rejet...
L'aventure a démarré ainsi et s'est poursuivie en découvrant la famille Carpenter.
Betty, sixième des huit enfants, raconte la saga familiale de 1909, naissance de son père Landon, jusqu'en 1973 après la mort de celui qui est en fait la figure centrale du livre.
J'ai été profondément touché par la relation de ce père à la mythologie remontant à la nuit des temps (connaissance, respect et culte de la nature hérités de sa famille cherokee) et de
Betty (symbole d'une assimilation à la culture blanche chrétienne, dominante et imposée). La famille s'installe après des années d'errance, au gré des différents emplois précaires du père, dans une vieille ferme de la campagne profonde, en Ohio. Là, Landon parvient à améliorer le quotidien en fabriquant de l'alcool de contrebande, des tisanes médicinales, cultivant son jardin dans une nature généreuse. Il peut ainsi transmettre son immense savoir et sa poésie cosmique à ses enfants.
Betty écoute et écrit sur des feuilles qu'elle cache ce qu'elle ne peut raconter à personne, pas même à ce père adoré. Certains de ses frères et soeurs, cherchent aussi leur voie en cultivant leur créativité : Flossie rêve d'être actrice, Trustin dessine et peint, Lint collectionne des cailloux sur lesquels il dessine des yeux. Mais la malédiction de la mère, Alka, violée à neuf ans et désaxée depuis lors, se répète puisque Fraya va être victime d'un frère toxique, Leland...
Le père parvient à transmettre son expérience à certains de ses enfants. Cette transmission se fait par des objets, des représentations où la main est première – qu'en est-il actuellement quand la dématérialisation et la révolution numérique, par exemple, inversent les choses, les enfants transmettant leur savoir aux parents ?
La réflexion sur la marginalité imposée à cette famille du fait du racisme et de la pauvreté est acérée. Ceux qui ont abandonné la lecture en cours de route ont certainement été lassés des malheurs successifs des uns et des autres (viols, accidents, destructions de revanche, tentatives de suicide, enfants non désirés, absence d'empathie des habitants de la petite ville de Breathed). Comment se sortir de cette spirale d'amertume engendrée par les frustrations, par la domination et l'écrasement d'une culture par une autre, par une famille dysfonctionnelle ?
Je retiendrai cette image des oiseaux tombant du ciel, morts, sur le sol, sur les gens, image pour moi de ces enfants n'atteignant pas l'âge adulte, foudroyés en vol par la violence d'une société victime de ses démons fondateurs – ce livre lu au moment d'un énième massacre d'enfants dans une école, sans réaction des autorités et avec une population sans voix, résonne douloureusement pour moi !
A la poésie liée à la nature, transmise par le père cherokee, répond la mythologie biblique dont une citation introduit chaque chapitre. Une page du journal local The Breathanian s'intercale de temps en temps dans le récit, relatant une mystérieuse affaire de coups de feu nocturnes. Refrain d'une violence omniprésente autour de
Betty : couteaux, sang, coups de feu, destructions...
Dans cette histoire les femmes paient double du fait du racisme et de la domination par les hommes. Seule
Betty, petite indienne indomptable, saura faire face aidée par l'image protectrice et bienveillante de son père. Ce sont les femmes qui s'interposent, donnent un mince filet d'espoir :
Au début j'ai eu du mal avec l'écriture, trouvant les dialogues interminables avec tous ces « a dit... a-t-elle lancé... a répondu... a-t-il répliqué... ». Les images sont parfois appuyées et redondantes comme le jus des fruits qui dégouline sur le menton, sur les bras... évocation du sang humain d'un texte construit comme un chant ? J'aurais bien aimé en savoir plus sur la société matriarcale et matrilinéaire des Cherokees. J'ai pensé abandonner vers le tiers du livre mais ensuite la magie a été totale, j'ai pu entendre la poésie de ce chant offert par l'autrice. La fin, admirable, m'a permis de comprendre pourquoi ce livre est réellement important, peut-être un futur classique de la littérature américaine.
Tiffany McDaniel a repris des éléments de la vie de sa propre mère,
Betty dans le récit, dont le père était effectivement cherokee. Elle a mis près de deux décennies pour faire publier ce livre considéré trop sombre, trop personnel, trop féministe – trop dénonciateur des démons fondateurs des Etats-Unis et de la violence inouïe qui perdure ? Son livre méritait bien que je lui apporte respect et protection. Je vais le remettre dans la boîte à livres afin qu'il tente sa chance avec d'autres lecteurs – il sera un peu moins neuf... Je dois bien cela à l'admirable
Betty et à Landon Carpenter, son père cherokee qui trouve une solution personnelle à chaque problème. Ils transmettent l'un et l'autre la puissance du courage et de l'espoir.
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Chronique complète avec illustration (photo personnelle du livre et citation musicale "What a wonderful word" sur Bibliofeel ou Clebibliofeel.
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