Tristan ? Touchant récit de l'homme amoureux qui sait mieux voir l'objet aimé que celui qui croit le posséder, mais que la vie rend un peu lâche, sauf à écrire.
le chemin du cimetière ? Triste histoire du malheur augmenté par l'éthylisme…
Seulement voilà, ces deux nouvelles n'ont pas leur place à côté d'un chef-d'oeuvre de la littérature :
La mort à Venise, cet hymne à la jeunesse regrettée et au beau dans ce qu'il a de plus idéal ; ici un jeune adolescent pour le coup beau comme l'antique.
Cet épisode final de la vie de l'écrivain Gustav Aschenbach vaut autant, sur le plan narratif et littéraire, que la tragique descente aux enfers de la culpabilité d'un Joseph K., dans le Procès de Kafka. Mais cela est plus feutré, plus aristocratique disons.
Cela se passe à Venise, où plane alors un mal diffus, tel un écho lointain au mal affectif qui ronge le protagoniste : « Les bras pendants, accablé et secoué de frissons successifs, il soupira la formule immuable du désir…impossible en ce cas, absurde, abjecte, ridicule, sainte malgré tout et vénérable même ainsi : “Je t'aime !” »
La vision de ce jeune éphèbe – Tadzio – relève vite de la « transe mortelle » pour Aschenbach, cet écrivain bourgeois anobli, venu chercher quelque exotisme dans la Sérénissime. Dès lors, l'artiste vieillissant, si sobre dans sa vie, en arrive « au point de ne plus vouloir se dégriser et de se complaire dans son ivresse ». Une ivresse interdite et coupable, le récit se déroulant au début du XXe siècle en Europe.
Mais au-delà de l'histoire banale d'un sentiment irrépressible,
Thomas Mann pénètre avec une précision d'orfèvre l'âme tourmentée d'un homme victime de la passion ; un homme qui crut qu'une vie ordonnée mettait à l'abri des tourments.
Déjà, chez lui, des signes avant-coureurs l'avaient quelque part averti : « C'était envie de voyager, rien de plus ; mais à vrai dire une envie passionnée, le prenant en coup de foudre, et s'exaltant jusqu'à l'hallucination. » D'où sa décision de se rendre à Venise où, perméable à la passion, il y cédera…
Passion qui s'incarne dans un adolescent de quatorze ans et lui fait alors entrevoir le large, lui qui est demeuré sur la rive de la vie, qui avait abandonné l'absolu de sa jeunesse pour rentrer dans le rang bourgeois : « Avec les années, les propos d'Aschenbach avaient pris quelque chose de pédant, d'officiel. »
C'était un peu vite oublier que « l'exaltation de vie que l'art donne aux choses, il la donne aussi à l'artiste créateur ; il lui fait un bonheur qui va plus avant, une flamme qui consume plus vite. Il grave sur la face des fervents le dessin d'aventures intellectuelles, de chimères. »
Roman du beau,
La mort à Venise raconte cette vénéneuse puissance du beau lorsqu'il se frotte à qui ne peut que trop le recevoir, jeté à leur face comme un éclaire dans le ciel. La beauté a en effet de ces sortes de pouvoirs sur ceux qui ne se contentent pas de la voir et la reconnaître mais la ressentent avec passion…
Enfin la vie descendante d'Aschenbach rencontrant celle, ascendante, de Tadzio, c'est un passage tragique de témoin ; c'est le temps qui passe impitoyablement…