Les nus et les morts /
Norman Mailer/ En pensant au « Dormeur du Val … »
L'action de ce roman touffu et très long, au réalisme saisissant, le premier de
Norman Mailer, paru en 1950, se déroule durant la seconde guerre mondiale dans le Pacifique Sud. L'auteur fut lui-même soldat lors de cette bataille contre les japonais pour la prise de l'île d'Anopopéi. Il évoque non seulement les faits de guerre et leur horreur mais encore et surtout le quotidien de tous ces hommes ordinaires avant qu'ils ne partent à la guerre et leurs terribles souffrances et leurs terreurs durant la guerre elle-même, avec un souci surprenant du détail. C'est un récit d'hommes. C'est un livre de guerre, mais qui parle surtout des hommes.
J'ai été particulièrement marqué dans la première partie par la description du champ de bataille après l'assaut initial qui décima les troupes japonaises. La ballade macabre de quelques soldats parmi les carcasses métalliques et humaines et d'un réalisme frappant et terrifiant.
Quelques phrases clefs dans la bouche du général Cummings dès le début : « Peu importe le type d'homme que vous me confiez ; il suffit que je l'aie assez longtemps sous mes ordres pour le frapper de crainte. Chaque fois que l'on commet dans l'armée ce que vous appelez une injustice, le soldat qui en pâtit se fait peu à peu à l‘idée de sa propre infériorité… Une armée fonctionne d'autant mieux que vous craignez vos supérieurs et que vous méprisez vos subordonnés… Dans l'armée, le concept de la personnalité, de l'individualité, n'est qu'un obstacle. » C'est net et clair.
Sur la forme, la technique narrative de Mailer est intéressante avec notamment les chapitres de choeur qui traduisent les pensées de quelques soldats. La multiplicité de personnages rend parfois un peu délicate la lecture, d'autant plus que ceux-ci sont assez succinctement décrits, croqués et presque caricaturaux. Peu de sentiments nobles transparaissent tout au long de cette longue lecture. A noter de très bons dialogues entre le strict général Cummings et le lieutenant Hearn plus proche de ses hommes, évoquant la politique, le fascisme, le communisme …etc . L'antagonisme entre les deux hommes aux conceptions bien différentes crée une tension palpable qui laisse augurer de quelques vexations et humiliations de la part de Cummings.
« Je me suis efforcé de vous faire comprendre Robert (Hearn) que la seule morale de l'avenir est une morale du pouvoir, et celui qui ne sait pas s'y ajuster est un homme perdu. Il y a une chose à propos du pouvoir : il ne peut s'exercer que de haut en bas. Si des velléités de résistance se manifestent aux paliers intermédiaires, il suffit, pour la réduire en cendres, d'augmenter la pression vers le bas. »(Cummings)
Dans cette fresque sont parfaitement révélés par la guerre les qualités et les failles des hommes ainsi que leurs limites, leurs tourments et leurs angoisses, qu'ils soient simples soldats ou gradés. La guerre agit comme un révélateur et cela Mailer a su le rendre avec talent. Il fait parler les hommes qui parlent entre eux plus d'eux-mêmes que de la guerre elle-même. La peur est omniprésente au coeur des hommes, des hommes simples, antihéros, avec leurs soucis, leurs craintes, leurs souvenirs, leurs défauts, leurs faiblesses, leurs rancoeurs, leurs désirs, leurs frustrations, les humiliations subies et leurs haines. Au coeur de l'action, ils s'interrogent sur leur maisonnée, leur passé, leur avenir. Une évocation grandiose.
Une phrase choc dans la bouche d'un soldat: « Faire la guerre pour arranger les choses, c'est à peu près comme d'aller au bordel pour se débarrasser de la vérole. »