Citations sur Les Désenchantées (41)
Un soleil d'avril, du même avril, mais de la semaine suivante, arrivant tamisé de stores et de mousselines, dans la chambre d'une jeune fille endormie. Un soleil de matin, important, même à travers des rideaux, des persiennes, des grillages, cette joie éphémère et cette tromperie éternelle des renouveaux terrestres, à quoi se laissent toujours prendre, depuis le commencement du monde, les âmes compliquées ou simples des créatures, âmes des hommes, âmes des bêtes, petites âmes des oiseaux chanteurs…
Alors il se rappela que Stamboul, la ville du silence tout le reste de l'année, était, pendant les nuits du Ramazan, plein de musiques, de chants et de danses; parmi ces foules, il est vrai, on n'apercevrait point les femmes, même pas sous leur forme ordinaire de fantôme qui est encore jolie, puisque toutes, depuis le coucher du soleil, devaient être rentrées derrière leurs grilles; mais il y aurait mille costumes de tous les coins de l'Asie, et des narguilés, et des théâtres anciens, et des marionnettes, et des ombres chinoises.
Au cœur de Stamboul, sous le ciel de novembre. Le dédale des vieilles rues, bien entendu pleines de silence, et aux pavés sertis d'herbe funèbre, sous les nuages bas et obscurs; l'enchevêtrement des maisons en bois, jadis peintes d'ocre sombre, toutes déjetées, toutes de travers, avec toujours leurs fenêtres à doubles grillages impénétrables au regard.--Et c'était tout cela, tout ce délabrement, toute cette vermoulure, qui, vu de loin, figurait dans son ensemble une grande ville féerique, mais qui, vu en détail, eût fortement déçu les touristes des agences. Pour André toutefois et pour quelques autres comme lui, ces choses, même de près, gardaient leur charme fait d'immuabilité, de recueillement et de prière. Et puis, de temps à autre, un détail exquis: un groupe de tombes anciennes, très finement ciselées, à un carrefour, sous un platane de trois cents ans; ou bien une fontaine en marbre, aux arabesques d'or presque éteint.
Et quand la vie m'est trop intolérable, je me dis qu'elle ne durera pas longtemps, et qu'alors, si je pars la première et s'il est possible aux âmes libérées d'agir sur celles des vivants, mon âme à moi s'emparera de la vôtre pour l'attirer, et, où je serai, il faudra qu'elle vienne.
A mesure qu'on s'avançait le long de la Marmara, le perpétuel courant d'air du Bosphore se faisait de moins en moins sentir. Leur petite baie était loin, mais baignée d'air tiède, comme elles l'avaient prévu, et si paisible dans sa solitude, si rassurante pour eux dans son absolu délaissement! Elle s'ouvrait au plein Sud, et une falaise en miniature l'entourait comme un abri fait exprès. Sur ce sable fin, on était chez soi, préservé des regards comme dans le jardin clos d'un harem. On ne voyait rien d'autre que la Marmara, sans un navire, sans une ride, avec seulement la ligne des montagnes d'Asie à l'extrême horizon; une Marmara toute d'immobilité comme aux beaux jours apaisés de septembre, mais peut-être trop pâlement bleue, car cette pâleur apportait, malgré le soleil, une tristesse d'hiver; on eût dit une coulée d'argent qui se refroidit. Et ces montagnes, tout là-bas, avaient déjà leurs neiges éblouissantes.
Oh ! ce demain, pour la mariée !... ce jour entier, à jouer la comédie, ainsi que l'usage le commande, et à jouer bien, coûte que coûte ! Ce jour entier, à sourire comme une idole, sourire à des amies par douzaines, sourires à ces innombrables curieuses qui, à l'occasion des grands mariages, envahissent les maisons. Et il faudrait trouver des mots aimables, recevoir bien les félicitations ; du matin au soir, montrer à toutes un air heureux, se figer cela sur les lèvres, dans le regard, malgré le dépit et la terreur... Oh ! Oui, elle sourirait quand même ! Sa fierté l'exigeait du reste : paraître là comme une vaincue, ce serait trop humiliant pour elle, l'insoumise, qui s'était tant vantée de ne se laisser marier qu'à son gré, qui avait tant prêché aux autres la croisade féministe...
Mais dans les regards du plus grand nombre, je lis surtout l'incurable tristesse, avec la pitié pour une de leurs sœurs qui tombe aujourd'hui dans le gouffre commun, devient leur compagne d'humiliation et de misère... Et je souris toujours des lèvres... C'était donc bien ce que je pensais, le mariage! J'en ai la certitude à présent; dans leurs yeux, à toutes, je viens de le lire!
Aurez-vous bien senti la tristesse de notre vie. Aurez-vous bien compris le crime d'éveiller des âmes qui dorment et puis de les briser si elles s'envolent, l'infamie de réduire des femmes à la passivité des choses?... Dites-le, vous, que nos existences sont comme enlisées dans du sable, et pareilles à de lentes agonies.... Oh! dites-le! Que ma mort serve au moins à mes sœurs musulmanes!
[...]par ces nuits immobiles et perfides du Bosphore, qui n'ont pas un souffle, qui sont tièdes, enjôleuses, mais vous imprègnent tout de suite d'une pénétrante rosée froide. Presque chaque jour, l'été, le courant d'air violent de la Mer Noire passe dans ce détroit et le blanchit d'écume; mais il ne manque jamais de s'apaiser au coucher du soleil, comme si on fermait soudain les écluses du vent; dès le crépuscule, rien n'agite plus les arbres sur les rives, tout s'immobilise et se recueille; la surface de la mer devient un miroir sans rides, pour les étoiles, pour la lune, pour les mille lumières des maisons ou des palais; une langueur orientale se répand, avec l'obscurité, sur ces bords extrêmes de l'Europe et de l'Asie qui se regardent [...]
Celui qui venait d'apparaître à cette porte était l'homme sur terre le plus inconnaissable pour la masse des âmes occidentales, le Khalife aux responsabilités surhumaines, l'homme qui tient dans sa main l'immense Islam et doit le défendre, aussi bien contre la coalition inavouée des peuples chrétiens que contre le torrent de feu du Temps; l'homme qui, jusqu'au fond des déserts d'Asie, s'appelle "l'ombre de Dieu".