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Critique de Aquilon62


Si on dit Oedipe c'est instantanément l'interprétation qu'en a fait la psychanalyse qui vient à l'esprit. Heureusement, certains connaissent, au moins dans ses grandes lignes, la trame de l'histoire : Oedipe, c'est cet enfant abandonné par ses parents lorsqu'il était nourrisson et qui, une fois devenu adulte, va, selon un oracle annoncé au temple de Delphes, sans le savoir ni le vouloir, tuer son père, Laïos, le roi de Thèbes, et épouser sa mère, Jocaste, avec laquelle il aura deux filles, Ismène et Antigone, et deux garçons qui vont s'entretuer, Étéocle et Polynice.
                   
De ce mythe qui a passionné les Grecs et fait l'un des objets privilégiés de leur réflexion sur le tragique, la psychanalyse a voulu tirer une espèce d'archétype universel, comme si tous les petits garçons du monde étaient des Oedipe en puissance, comme si le succès universel des tragédies grecques s'expliquait par l'universalité du complexe affectif qu'elles avaient mis en scène et en lumière.

Pour être complet, voici le fameux passage à l'origine de cette interprétation
Oedipe. – Ô très chère femme, Jocaste que j'aime, pourquoi m'as-tu fait chercher dans le palais ?
Jocaste. – Écoute l'homme qui est là et vois en l'écoutant ce que sont devenus les oracles augustes du dieu (il s'agit bien entendu d'Apollon et de l'oracle de Delphes que Jocaste croit réduit à néant par l'annonce de la mort de Polybe, le père supposé mais non réel d'Oedipe).
Oedipe. – Cet homme, qui est-il et qu'a-t-il à me dire ?
Jocaste. – Il vient de Corinthe et il te fait savoir que Polybe n'est plus : la mort a frappé ton père.
Oedipe. – Que dis-tu, étranger ? Explique-toi toi-même.
Le Corinthien. – Si c'est la première nouvelle que je dois t'annoncer clairement, sache bien, en effet, que Polybe a disparu.
Oedipe. – Victime d'un complot ou d'une maladie ?
Le Corinthien. – le moindre heurt suffit pour mettre un vieux par terre.
Oedipe. – le malheureux, si je t'en crois, serait donc mort de maladie ?
Le Corinthien. – Et aussi des longues années qu'il a vécues.
Oedipe. – Ah, femme, qui pourrait désormais recourir à Pythô, au foyer prophétique ou bien à ces oiseaux piaillant sur nos têtes ? (Oedipe vise ici l'oracle de Delphes, la fameuse Pythie dont le nom vient du serpent Python qu'Apollon avait tué de ses flèches avant d'y installer son temple. le monstre est enterré sous l'omphalos – littéralement : le nombril – de l'édifice, cette pierre symbolisant à la fois le centre du monde et la présence de Zeus.) D'après eux, je devais assassiner mon père et voici mon père mort, enseveli dans le fond d'un tombeau et moi qui suis ici, je n'ai touché aucune épée (on comprend qu'Oedipe est tout heureux d'être enfin certain que l'oracle annoncé au temple de Delphes est clairement infirmé)… À moins qu'il ne soit mort du regret de ne plus me voir ? Ce n'est qu'en ce sens qu'il serait mort par moi. Ce qui est certain, c'est qu'à cette heure Polybe est dans l'Hadès avec tout son cortège d'oracles sans valeur !
Jocaste. – N'était-ce donc pas là ce que je te disais depuis bien longtemps ?
Oedipe. – Assurément, mais la peur m'égarait.
Jocaste. – Alors, cesse de te mettre martel en tête à cause de ces oracles !
Oedipe. – Mais comment ne pas craindre encore la couche de ma mère ?
Jocaste. – Et qu'aurait donc à craindre un mortel, jouet des événements, qui ne peut rien prévoir de sûr ? Il vaut bien mieux dans ces conditions se laisser aller à vivre comme on peut. Ne redoute pas l'hymen d'une mère : bien des mortels ont déjà dans leurs rêves partagé le lit maternel. Celui qui attache le moins d'importance à pareille chose est aussi celui qui supporte le plus aisément la vie.

Et voilà comment l'analyse psychanalytique à pris le dessus sur le mythe en lui-même....

Alain le Nineze le reconnaît : "Lorsque Henry Dougier m'a proposé d'écrire pour cette collection, j'ai aussitôt choisi Oedipe, mythe célèbre depuis que Freud s'en est emparé, à tel point que le « complexe d'Oedipe » est mieux connu que la vie du
personnage que Sophocle a créé il y a vingt-cinq siècles. Or c'était cela, justement, que j'avais envie de raconter : les aventures de ce jeune prince de Corinthe qui, apprenant une terrible prophétie le vouant au parricide et à l'inceste, fuit son pays pour tenter d'échapper à son destin."

Et sous la plume de l'auteur on retrouve u e magnifique synthèse de ce qui fait la source principale du mythe, bien entendu, qui nous est fournie par les tragédies grecques, surtout celles de Sophocle : Antigone, Oedipe roi, Oedipe à Colone.
On le retrouve en route avec Antigone, rencontrant Demetrios un berger, et Oedipe accepte de lui raconter sa terrible histoire, et les célèbres jalons de celle-ci :
L'oracle de la Pythie ;
Le choix de quitter Corinthe ;
Le choix de la route à prendre ;
L'Énigme du Sphinx (avec un grand É, bien sûr, tant elle est connue) ;
La peste sur la Ville de Thèbes ;
"L'enquête" qui va tout lui révéler.... La terrible vérité

C'est remarquablement écrit et on en revient aux sources du mythe.
L'écriture est sublimée par les reproductions d'oeuvres d'art, qui viennent magnifier l'ouvrage.
On y retrouve notamment :
Oedipe explique l'énigme du Sphinx de Jean-Auguste-Dominique Ingres ;
Oedipe et le Sphinx de Gustave Moreau ;
La statue Oedipe rappelé à la vie par le berger Phorbas qui l'a détaché de l'arbre par Antoine-Denis Chaudet ;
Le Photogramme d'Oedipe roi par Pier Paolo Pasolini ;
Sans oublier la Sibylle de Delphes de Michel-Ange.

D'un point de vue philisophique car c'est bien comme cela que les Grecs concevaient les mythes
Cela nous rappelle que les humains sont les jouets du destin, d'une histoire dont les tenants et aboutissants leur échappent totalement de sorte qu'ils n'en sont pas responsables moralement.
Nous appartenons, nous, à des histoires qui nous précèdent, qui sont là, présentes et déterminantes, bien avant notre naissance, et la part de liberté réelle qui nous revient est infiniment moins grande que nous ne l'imaginons en général. Il y a donc deux niveaux dans nos vies : celui du destin, qui appartient aux dieux et que dévoilent les oracles, et celui de la liberté humaine dont nous pensons à tort qu'elle est souveraine, la preuve dans le texte d'Alain le Nineze : "Moi qui étais promis à être roi de Corinthe, voici que j'allais régner sur une autre cité. Et tout cela parce que, à l'embranchement des routes de Daulis et de Thèbes, sans trop savoir pourquoi, j'avais pris ce chemin plutôt que l'autre...."

Jean-Pierre Vernant se pose la question da savoir "dans quelle mesure l'homme est-il réellement la source de ses actions ? Lors même qu'il semble en prendre l'initiative et en porter la responsabilité, n'ont-elles pas ailleurs qu'en lui leur véritable source  ? "
Sinistre leçon de vie, peut-être, mais néanmoins pleine de vérité et pleine de sagesse. D'abord, tout simplement, parce qu'elle est factuellement vraie : oui, l'existence humaine est parfois, pour ne pas dire toujours tragique, en ce sens que le malheur frappe sans que nous puissions lui donner un sens. Nous avons tort de tout faire pour l'oublier. Aujourd'hui, dès que le mal s'abat injustement sur nous, nous cédons aussitôt à la manie moderne qui consiste à chercher des "responsables " .
On pourrait ajouter les questions "Doit-on vouloir absolument tout savoir sur soi-même ? Peut-on faire le mal en croyant faire le bien ?

Ce sont autant de questions (devant lesquelles nous place le mythe d'Oedipe, et qui nous questionnent sur nous-mêmes, pour que que l'on veuille dépasser les interprétations et nos certitudes : OUI le destin nous échappe et nous échappera toujours et de toutes parts. Non seulement le hasard fait partie de la vie, non seulement la contingence est inhérente à l'histoire, mais nous sommes en outre parties prenantes de contextes si variés, si complexes et ramifiés, que prétendre tout maîtriser de ce qui advient aux hommes est purement et simplement grotesque.

La sagesse des Grecs va à l'inverse. Pour eux, il s'agit d'accepter l'absurdité du monde comme il va, de tenter de l'aimer comme il est. Une sagesse au présent, en quelque sorte, qui nous invite à « faire avec ». Non pas une résignation, mais une incitation à développer notre capacité d'accueil, d'ouverture au monde, à profiter de la vie tant qu'elle est là, tant qu'elle va bien, qui suppose un certain rapport au temps que nous avons largement perdu. Telle est la conviction, simple et profonde, qui s'exprime dans la sagesse grecque telle que le stoïcisme, notamment, va la populariser.

En résumé cette collection est un trésor, j'attends avec impatience la sortie de la suite de cette collection Ève, Judith, Icare, Orphée, Ulysse, mais la patience est une vertu....
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