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Citations sur Bienvenue (41)

La plupart des voitures se dirigeaient vers les restaurants au bord de l’eau.
Leurs occupants étaient tous des employés comme nous, des travailleurs
sans qualification qui gagnaient leur vie à la sueur de leur front, qui ne
connaissaient aucun autre moyen de le faire. Qui n’imaginaient même pas
que c’était possible. Qui avançaient dans la vie en courbant le dos.
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— Je ne les ai pas achetées. Mme Shin, la gérante de la supérette en bas
de chez nous, me les a offertes pour le premier anniversaire d’Ayeong le
mois prochain. Elle dit que c’est bien d’en faire pousser chez soi quand on a
un enfant.
— Comment sait-elle que tu as un enfant ?
— C’est chez elle que j’achète tout ce qu’il faut pour Ayeong.
— Et comme tu y fais presque toutes tes autres courses, elle doit aussi
savoir que tu es père au foyer. Pourquoi elle ne te propose pas davantage
pendant qu’elle y est ? A mon avis, elle te drague, oui ! Quel culot !
— Calme-toi, ma chérie.
— Me calmer ?
— Je sais que tu travailles dur, dit-il en baissant la tête. Je suis désolé.
— Désolé, désolé !… Tu n’as que ce mot-là à la bouche. Mais tu ne sais
rien de mon travail, alors tais-toi !
Effrayée par mes cris, Ayeong vint se réfugier dans les bras de son père.
Ses sanglots faisaient tressaillir ses petites épaules. Je n’étais pas là quand
elle s’était retournée sur sa couverture pour la première fois, quand elle
avait commencé à ramper à quatre pattes, à s’asseoir toute seule, à
prononcer ses premiers mots et percer ses premières dents. C’était Jeong-
man qui avait eu ce bonheur. Lui qui la lavait, la faisait manger et dormir et
jouait avec elle. Il était sa mère. Sur les murs de notre petit logement, il
exposait les gribouillis de notre enfant comme des œuvres d’art. Il achetait
quantité de jouets et d’albums illustrés qu’il rangeait soigneusement dans un
coin. Une vraie petite famille ! Un couple avec enfant, un logement assez
grand pour y dormir étendus de tout notre long.
La bonne odeur de soupe de pâte de soja et de riz aurait dû me faire
oublier ma dure journée de travail. Le visage d’ange de ma fille, les plantes
en pot, les jouets multicolores, la chaleur douillette de la pièce, tout cela
respirait la paix et le bonheur. Sauf que voir mon compagnon de nouveau
planté devant l’évier et Ayeong chercher son père m’horripila. Je repensai
au coup de fil de Minyeong, à mes cuisses douloureuses d’avoir « servi »
les clients dans les pavillons. J’en avais assez ! Comment en étais-je arrivée
là ? Comment allais-je en sortir ? Depuis un moment, le grondement d’une
moto résonnait dans la rue. J’éteignis la lumière et me glissai sous la
couverture.
Ayeong aurait un an le mois suivant. Et Jeong-man n’avait pas du tout
avancé dans ses études. A quoi servait que je me décarcasse dans les
pavillons ? Je gagnais trop désormais pour pouvoir m’arrêter, j’avais même
ouvert un compte d’épargne à l’insu de mon compagnon, mais je n’arrivais
pas à y laisser de l’argent très longtemps. J’en avais envoyé un peu à mon
frère et à ma mère, que j’avais recontactés après le premier appel de
Minyeong. J’avais aussi remboursé une partie de mes dettes et donnais à
Jeong-man de quoi se payer ses cigarettes et ses livres. Sans compter les
vêtements et les gâteaux que je voulais acheter pour l’anniversaire
d’Ayeong. Depuis que j’avais une nouvelle source de revenus, j’étais
devenue un véritable panier percé. L’argent me filait entre les doigts.
— Excuse-moi de t’avoir crié après, dis-je d’une voix radoucie en tirant
sur le bras de Jeong-man.
Il se retourna vers moi avec réticence. Visiblement, il doutait de mon
désir de réconciliation. Depuis quelque temps, il semblait craindre mes
sautes d’humeur. Je le serrai dans mes bras.
— Parle-moi de ta mère, lui demandai-je. Comment va-t-elle ?
Il enfouit sa tête dans le creux de mon épaule. Ses cheveux sentaient le
gras.
Vu notre situation, le mariage n’était pas envisageable. Nous avions
décidé de commencer par vivre ensemble et de prévenir nos familles plus
tard, une fois que nous serions bien installés dans la vie. Bien sûr, nous
aurions aimé recevoir les félicitations de nos proches, mais nous étions trop
préoccupés par notre survie. Il y avait tellement de choses qui nous
demeuraient inaccessibles.
— Ma pauvre mère ! Elle met tous ses espoirs en moi. Mais je ne suis
qu’un bon à rien… Je vous en cause du souci à toutes les deux ! Je ne suis
pas très fier de moi.
J’eus envie de lui dire : « Si tu le sais, pourquoi tu ne fais rien pour y
remédier ? » Mais je me retins. Il s’empara de mes seins.
— Papa ! appela Ayeong qui s’était réveillée derrière lui.
— Oui, ma puce, tout de suite !
Il retira ses mains de ma poitrine et se retourna. Dans l’obscurité de la
chambre, je l’entendis tapoter doucement l’enfant pour l’endormir. Je
décidai alors de ne plus le laisser vivre comme un inutile.
— Ta maman… Elle est en bonne santé ?
— Oui, en pleine forme. C’est d’ailleurs pour ça qu’elle travaille encore.
C’est elle qui m’envoyait de l’argent avant.
Je roulai sur le dos. Les lumières de la rue balayaient le plafond.
— Nous irons la voir ce week-end, décrétai-je.
Il s’interrompit net.
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— Lâche-moi ! m’écriai-je avant de boire bruyamment un verre d’eau.
Assise sur sa couverture, Ayeong me regardait fixement. Ses lèvres
tremblaient. Je devais lui faire peur. Elle ne me voyait que quelques minutes
par jour et j’étais pour elle presque une étrangère. Elle recula en se tortillant
sur ses fesses, s’empara d’un livre et en arracha une page sans que son père
tente de l’en empêcher. Avait-elle déjà tellement grandi qu’elle s’amusait à
présent à déchirer les livres ? Et moi qui ne m’en étais même pas rendu
compte ! J’eus tout à coup le sentiment de voir l’enfant de quelqu’un
d’autre. Je bus un autre verre d’eau, comme pour noyer mon dépit. En vain.
C’est alors que je remarquai, posés pêle-mêle sur la table basse servant de
bureau, les mouchoirs de coton, les boîtes de lait en poudre et les biberons.
Et trois pots de fleurs dans un coin. Jeong-man, qui avait suivi mon regard,
m’expliqua :
— Il paraît que ces plantes sont très efficaces pour purifier l’air.
— Je bosse comme une malade toute la journée et toi, tu achètes des
fleurs ?
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Assis en face de moi, Jeong-man savourait les épinards qui m’avaient
coûté si cher. Je reposai ma cuiller.
— Tu ne manges plus ? demanda-t-il.
Je le regardai. Il avait une mine resplendissante. Tout près de nous, notre
fille dormait paisiblement. Sur le bureau, rien n’avait bougé. Je trouvai tout
à coup la situation insupportable. Si je n’agissais pas tout de suite pour faire
changer les choses, je ne m’y déciderais jamais. D’un geste brusque, je
renversai la table. Jeong-man me dévisagea d’un air ahuri. Quelques grains
de riz s’échappèrent de ses lèvres.
Pour sa famille, on supporte tout. Mais il y a des moments où ça devient
impossible. Il faut alors se débarrasser des bouches inutiles, comme on jette
des aliments avariés. Cette idée m’était venue quand mon père était tombé
malade. Elle ne m’avait plus quittée. Il y avait maintenant Junyeong qui me
réclamait sans arrêt de l’argent et Minyeong qui donnait mon numéro de
téléphone à ses créanciers. Sans oublier mon compagnon qui s’obstinait à
vouloir jouer son rôle de mâle chaque nuit alors qu’il avait renoncé à être le
chef de famille. Je les haïssais tous, et ce d’autant plus qu’ils m’étaient
proches.
Après ce coup d’éclat, la suite fut facile. Je balançai sans hésiter tout ce
qui me tomba sous la main. Je ne maîtrisais plus ma fureur. Ma propre
violence m’étonnait. Décontenancé, Jeong-man prit l’enfant dans ses bras et
resta figé là à me regarder sans comprendre. Dire que c’était pour eux que je
devais m’échiner ainsi ! Il me vint une furieuse envie de pleurer.
Finalement, je déblayai la vaisselle cassée et nettoyai le sol. Et me
rappelai la nuit où je m’étais déshabillée pour la première fois devant Jeong-
man. Ma vie aurait-elle été meilleure si je n’avais pas passé cette fameuse
nuit avec lui, ou si je m’étais fait avorter sans lui en parler ? Le jour où
j’avais appris ma grossesse, je lui avais demandé :
— Tu es sûr de réussir ton concours ?
— Ne t’inquiète pas pour ça. Je ferai tout pour y arriver. C’est le seul
moyen pour nous de vivre ensemble.
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Sans lui répondre, Yun sortit de la cuisine. Elle allait passer chez elle
pour préparer le dîner de sa famille avant de repartir travailler dans un autre
restaurant, un de ceux qui servent vingt-quatre heures sur vingt-quatre des
soupes chaudes à des hommes souffrant de la gueule de bois.
— Qu’est-ce qu’elle a ? reprit Jini. Ah, oui, je sais ! C’était une dame
dans le temps. Elle a tout perdu au moment de la crise de 1997. Maintenant,
son mari est au chômage. Mais bon, elle n’est pas la seule. Qu’est-ce qu’on
peut y faire ?
Le mari de Yun, qui dirigeait une fabrique de canapés avant la crise, était
maintenant manœuvre à la journée. La moitié de l’année, il ne trouvait pas
de travail. Ses deux fils étaient étudiants et gagnaient à peine leur argent de
poche grâce à de petits boulots. Yun ne se reposait jamais. Elle avait quatre
bouches à nourrir avec son maigre salaire.
— Bien sûr, je la plains, continua Jini. Elle bosse jour et nuit. Pas
étonnant qu’elle ait des douleurs partout. Remarque, c’est pareil pour tout le
monde dans notre métier. Je viens juste d’avoir quarante ans et je souffre
déjà le martyre. Toi aussi, tu devrais faire attention. Il faut te ménager quand
tu es encore jeune. Enfin, c’est vrai qu’on ne peut pas trop se le permettre,
vu qu’on ne peut compter que sur nos bras.
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Je n’avais jamais aimé les études. Mon professeur principal en classe de
troisième harcelait ses élèves pour les faire travailler et pouvoir ainsi en
envoyer le maximum au lycée. Dans l’espoir de nous convaincre, il
prétendait que c’était une condition indispensable pour trouver un bon mari.
Mais certaines de mes camarades n’avaient pas les moyens de continuer
leurs études. D’autres, comme moi, récoltaient de trop mauvaises notes. De
toute façon, nous avions quinze ans et étions peu sensibles à ses arguments.
Ses conseils toutefois étaient restés gravés dans ma mémoire. « Si tu te
regardais un peu dans un miroir, tu ne négligerais pas autant tes études »,
m’avait-il fait remarquer lors de mon premier entretien d’orientation. Je ne
pouvais rien changer à mon visage, mais au moins pouvais-je améliorer mes
résultats scolaires. Il avait terminé sa leçon de morale en me comparant à
Minyeong : « Ça ne te fait rien de voir ta petite sœur réussir ? »
Minyeong, de deux ans plus jeune que moi, était non seulement jolie mais
aussi très populaire dans le collège, si populaire qu’elle était déléguée de
classe. Ses bonnes notes lui valaient l’admiration de tous, et ce d’autant plus
qu’elle venait d’une famille modeste. Dans le quartier misérable où nous
vivions, tout le monde la connaissait, et les vieilles femmes ne se
montraient contentes de me voir que parce que j’étais la sœur de Minyeong.
Certains habitants du quartier avaient même changé le nom de leurs enfants
pour lui donner le sien, avec l’espoir secret qu’ils deviendraient comme elle.
Quand elle marchait dans la rue, elle gardait les yeux baissés et les lèvres
serrées, d’un air à la fois modeste et résolu. On disait d’elle qu’elle était
comme une fleur de lotus née dans la boue.
Je croyais qu’à elle seule elle transformerait le destin de notre famille et
de notre quartier.
Minyeong répondit à nos attentes. Elle termina brillamment ses études au
lycée et lorsque son école afficha les noms des élèves qui avaient réussi aux
examens d’entrée dans les prestigieuses universités de la ville, je ne vis que
le sien. J’étais tellement fière que je redressai involontairement les épaules.
J’eus même envie d’arrêter les passants pour leur dire que Seo Minyeong
était ma petite sœur. Ma joie ne dura pas.
Etudier à l’université coûtait cher et ma famille n’avait pas d’argent. Pour
nous élever, mes parents avaient accumulé des dettes, et mon petit frère
Junyeong, encore lycéen, était loin d’avoir terminé l’école. Nous avions
beau être maintenant trois à travailler, nous gagnions à peine de quoi nourrir
toute la famille. Alors, payer des études… Pour comble de malheur, c’est à
cette époque que mon père tomba malade. On lui diagnostiqua un cancer.
Nous n’avions pas les moyens de le faire soigner. Il se retira dans un coin de
la chambre et s’alita. Ma famille s’enfonça dans la misère.
Minyeong poursuivit sa scolarité en pointillé, menant de front ses cours
et plusieurs petits boulots et interrompant parfois carrément ses études
pendant un ou plusieurs semestres pour travailler à plein temps. Elle ne
dormait pas assez, son visage était creusé de cernes. A vrai dire, c’était
toute la famille qui manquait de sommeil. Je faisais les trois-huit dans une
usine, ma mère était employée de cuisine dans un restaurant et Junyeong
passait son temps dans les cybercafés à jouer à des jeux vidéo. En rentrant à
la maison, chacun de nous se contentait de vérifier si mon père était encore
en vie, de se servir une portion de riz dans l’autocuiseur et d’aller dormir.
Le seul geste que nous accomplissions en pensant aux autres, c’était de
remettre du riz à cuire quand il n’y en avait plus.
Après avoir passé la nuit à étudier, Minyeong était toujours la première
debout et réveillait tout le monde. Notre petite maison basse comptait deux
pièces. Dans celle qu’occupaient les trois femmes, les livres de Minyeong
s’alignaient par terre le long du mur. Ma sœur lisait à la faible lueur d’une
lampe de bureau. Pour se forcer à veiller, elle se donnait des gifles et se
tirait les cheveux. Même quand elle tombait de sommeil, elle ne s’allongeait
pas sous sa couverture, elle s’endormait sur ses livres ouverts. J’avais le
cœur serré de la voir ainsi, mais je la considérais comme le pilier de notre
famille. J’avais l’impression que notre infortune prendrait fin avec sa
réussite : cette sombre cahute où nous vivions, notre quartier déshérité, mon
travail à l’usine, nos dettes, nous laisserions tout derrière nous.
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J’accueillis ainsi plusieurs autres clients, servis quantité de plats,
débarrassai les tables, dis au revoir… Je fis aussi plusieurs allers-retours
dans les pavillons annexes. Je ne voyais pas le temps passer.
Je m’étais rapidement habituée à mon nouveau travail. Au bout de deux
semaines, j’étais parfaitement à l’aise aussi bien dans les tâches à effectuer
qu’avec les différentes catégories de clients. Mais j’avais enduré le martyre.
Les premiers jours, j’étais tellement fatiguée que je n’arrivais pas à me lever
le matin. Mes chevilles et mes jambes étaient enflées, mon cou, mes épaules
et mes poignets me faisaient horriblement mal. D’après Jini, ces douleurs
allaient durer un bon bout de temps.
— Tante Yun en souffre depuis plus de dix ans, m’avait-elle dit. Et moi,
ça fait huit ans. Tant qu’on travaille ici, on en bave.
J’avais hoché la tête d’un air entendu.
M. Wang rouspétait tout le temps. Il reprochait, par exemple, à Yun de
changer de gants chaque fois qu’elle préparait un nouveau plat. Pour lui,
c’était du gâchis.
— Puisque c’est comme ça, répliqua un jour Yun, exaspérée, je ne mets
plus de gants.
— Bonne idée !
Elle lui décocha un regard noir. Il avait vraiment le don de créer des
problèmes là où il n’y en avait pas, grommela-t-elle tout bas.
Il n’en tint aucun compte.
Quant à son attitude envers Jini, elle tenait carrément du harcèlement. Il
la tarabustait sans cesse pour qu’elle maigrisse. Il n’hésitait pas à dire
devant nous qu’il avait honte de l’envoyer servir dans les pavillons. Avec
moi, il agissait de la même façon. Il me disait toujours d’aller plus vite,
m’interdisait de m’asseoir une seconde, même quand la salle était vide.
Dans ces moments-là, pour lui échapper, je m’enfuyais dans la cuisine ou
me mettais à essuyer des tables déjà propres.
On faisait cuire les poulets dans une grande marmite, à l’extérieur de la
cuisine, sur le foyer qui brûlait toute la journée à côté de la réserve à kimchi.
M. Wang s’en occupait personnellement. Sa cuisine était réputée parmi les
gourmets de Séoul. Sa soupe de gratin de riz et sa soupe de poulet aux fruits
de mer étaient particulièrement appréciées. Des plats que je n’aurais jamais
pu m’offrir.
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Après avoir vendu notre maison pour permettre à Minyeong de monter sa
propre affaire, ma mère et moi avions été obligées d’emménager dans un
goshiwon. Nous n’avions conservé que le strict minimum de vaisselle et
d’affaires personnelles ainsi que les outils de travail de ma mère. Malgré
tout, la pièce était si exiguë que nous pouvions à peine nous retourner.
Heureusement, ma mère avait gardé son travail à domicile, lequel consistait
à monter des boîtes à fusibles. Sans quoi, nous n’aurions même pas eu les
moyens de louer cette chambre. Cette époque avait été l’une des plus
difficiles de ma vie. J’en avais perdu le sommeil.
Avec mes économies, je décidai d’acheter une sandwicherie en
souscrivant un petit emprunt, mais je dus la revendre avant même de l’avoir
ouverte. Minyeong m’avait suppliée de lui prêter l’argent que je destinais à
la réalisation de mon projet. Pour quelques jours seulement, m’avait-elle
assuré. Puis elle avait disparu. Nous avions déjà perdu notre maison à cause
d’elle. Pourquoi m’étais-je laissé attendrir une fois de plus ? J’étais folle de
rage. Ma mère me reprocha amèrement mon manque de réalisme. Quand
apprendrais-je à refuser de céder aux demandes de ma sœur ? Elle n’avait
pas tort. Je fus forcée de prendre un nouveau travail.
Je commençai à travailler dans un atelier de circuits imprimés : à
longueur de journée, je triais des composants électroniques sur un tapis
roulant pour en éliminer les pièces défectueuses. J’avais l’impression que
ma vue se brouillait. La mauvaise aération des lieux me provoquait des
picotements incessants dans les narines. Cependant, ce travail machinal me
permettait d’oublier mes soucis et d’envisager l’avenir avec optimisme.
Plaie d’argent n’est pas mortelle, dit-on. Il me suffirait de travailler dur pour
rembourser mes dettes.
Après ma journée à l’usine, je commençais mon autre travail : j’accostais
d’éventuels clients pour un restaurant qui me payait au nombre de têtes. Et
malgré tout, j’étais toujours à court d’argent. Finalement, ma mère réussit à
se faire embaucher dans un sauna et quitta le goshiwon. « Du moment que
je suis logée, je serais prête à faire n’importe quoi », avait-elle dit.
Impossible de la faire changer d’avis.
C’est dans le goshiwon que je fis la connaissance de celui qui allait
devenir mon compagnon. Je le croisais souvent dans la cuisine commune de
l’étage où je venais préparer mon dîner. Au début, nous étions aussi
intimidés l’un que l’autre. Nous nous contentions de nous saluer d’un signe
de tête. Puis, peu à peu, nous commençâmes à partager notre kimchi et à
faire des omelettes pour deux. Nous finîmes par manger nos nouilles
instantanées dans la même casserole, nos têtes penchées l’une contre
l’autre. Nous allâmes jusqu’à rajouter nos restes de riz dans l’eau de cuisson
des ramyeon. Lorsque nous eûmes pris l’habitude de voir nos couverts dans
un seul plat, nous décidâmes d’emménager ensemble. Je ne prévins pas ma
mère. Mon ventre avait déjà commencé à s’arrondir.
Après maintes recherches, nous trouvâmes une chambre sur le toit en
terrasse d’un immeuble qui nous plut tout de suite. Pour l’occuper, il nous
en coûterait seulement l’équivalent de nos deux anciens loyers. Or, la pièce
était trois fois plus grande que celles du goshiwon et comprenait en plus une
cuisine et une salle de bains. Bien sûr, elle n’était pas isolée contre le froid
et la chaleur, l’escalier était dangereux, mais peu importait. Nous nous y
installâmes sans attendre. C’était l’été avant que j’entre au Jardin des
Jujubiers. J’accouchai à l’automne. Notre logement devint de plus en plus
encombré. Le bébé tenait à peine sa tête droite que déjà nous avions acheté
des quantités incroyables de choses rien que pour lui. La chambre qui nous
avait paru si vaste fut bientôt trop petite. Je ne me souvenais même plus du
bonheur que j’avais éprouvé à l’idée d’avoir notre propre salle d’eau.
Chaque fois que je donnais un bain à ma fille, j’inondais la pièce.
J’épongeais en maudissant le manque de place. J’aurais tellement aimé
disposer de plus d’espace, juste un peu. Ce n’était pas de l’avidité de ma
part, seulement un modeste désir. Et pour réaliser ce rêve, mon compagnon
devait réussir son concours. Il devait donc se consacrer tout entier à ses
études, et moi, subvenir à nos besoins. J’étais fière qu’il ne soit pas simple
manœuvre, je préférais le voir le nez plongé dans ses livres, quitte à ce qu’il
ne rapporte pas tout de suite de l’argent à la maison. Tant qu’il ne
renoncerait pas, il y aurait de l’espoir. Le labeur ne me faisait pas peur. Je
me sentais capable d’affronter n’importe quel travail.
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Quand le bébé se mit à gazouiller, il lui prit la main et la secoua
doucement dans la sienne en lui disant :
— Dis au revoir à maman, Ayeong !
Je caressai les joues de ma fille.
— Je suis désolé, murmura-t-il.
— Ce n’est pas grave, répondis-je en souriant.
Au moment où j’ouvris la porte, un courant d’air froid fit frissonner
Ayeong.
— Passe une bonne journée, dit-il.
Je hochai la tête, caressai encore une fois la main de la petite. En voyant
les joues bleuies de barbe de mon compagnon et le petit cou fluet de ma
fille, je sentis une étrange tristesse s’emparer de moi, comme si on m’avait
arraché aux gens que j’aimais le plus au monde. Je me hâtai de refermer la
porte derrière moi.
— Ne t’inquiète pas pour nous, entendis-je derrière la porte.
Je restai longtemps sur le seuil, incapable de me décider à partir.
Ça m’ennuyait de laisser ma fille à son père alors qu’il était en pleines
révisions pour ses examens. Toutes les deux heures, il fallait donner le
biberon, changer les couches. Comment se concentrer dans ces conditions ?
Je gagnais ma vie depuis l’âge de seize ans, mais, jamais je ne m’étais
sentie aussi mal à l’aise en partant travailler. Même pendant les périodes de
vaches maigres, je n’avais pas eu le cœur aussi lourd. J’eus l’impression que
le vieil escalier branlant qui descendait du toit en terrasse se dérobait sous
mes pieds.
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« La Nature ne nous déçoit jamais. Mais il n’y a pas plus grand menteur que l’Homme. »
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