En vérité, il était rare que les troubadours chantent leurs propres chansons, l'interprétation musicale étant considérée comme un art moins prestigieux que la composition. C'était la tâche des ménestrels, qui s'accompagnaient de leurs instruments.
Un poète de ma connaissance est allé jusqu'à dire que tout ce que les hommes font aujourd'hui, tout ce qui se produit, qu'il s'agisse de gloire, de beauté ou de douleur, ne sert qu'à fournir de la matière aux chansons destinées à ceux qui nous succèderont. Nous vivons nos vies pour qu'elles deviennent leur musique.
La nouvelle mode chez les jeunes troubadours et les nobles - Cygne pensait même qu'Ariane pourrait l'approuver - consistait à écrire et affirmer qu'il était vulgaire, de mauvais goût sinon réellement impossible pour une femme d'aimer son mari. L'amour véritable devait découler de choix faits librement et, dans leur société, le mariage n'avait rien à voir avec la liberté.
Blaise connaissait suffisamment l'histoire des guerres pour savoir que l'Arbonne ne serait pas le premier pays à tomber aux mains d'un envahisseur pour avoir échoué à régler ses propres conflits internes.
Les souvenirs ne sont jamais très loin. Ce sont eux qui font de nous ce que nous sommes.
Il existe une étape de la vie de chaque homme, de chaque femme, de chaque enfant, un seuil où un événement nouveau donne à ce qui va suivre une forme irrévocable.
Le temps des homme était venu, se dit-elle avec amertume. L'ironie éclatait. L'Arbonne allait être détruite à cause de ses femmes, à cause des symboles et de la musique de la Cour d'amour et des modèles de grâce établis par des femmes comme Cygne et Ariane, parce qu'elle était présentement gouvernée par une femme. Et maintenant que la ruine fondait sur le pays sous la forme d'une armée et d'épées, de haches et de brandons, maintenant que les images de viols et de brasiers allaient danser derrière les paupières closes de toutes les femmes arabonnaises, c'était en fin de compte par les hommes qu'il fallait qu'il fût sauvé.
L'esprit se comportait parfois bizarrement et la mémoire engendrait la douleur au moins aussi souvent qu'elle guérissait ou apaisait.
— Vous auriez au moins pu essayer pour de bon, reprit Bertran d'un ton plaintif en s'adressant à Ariane. J'ai bien envie de ne pas respecter notre pari. Vous étiez à peu près aussi séduisante qu'une chèvre mouillée dans une grotte.
— Inutile de nous servir un laïus sur vos préférences, riposta doucement Ariane.
Elle regarda sa cousine aux yeux vifs et expressifs, aux longs cheveux noirs tombant sur ses épaules. Bien entendu, sa propre chevelure était désormais soigneusement attachée et couverte ; elle était une femme mariée, non plus une jeune fille et, comme chacun le savait - tous les troubadours l'ayant écrit, tous les ménestrels l'ayant chanté - les cheveux dénoués ne pouvaient que provoquer le désir. Les femmes mariées de haut rang ne devaient pas susciter le désir, songea Aëlis, amère.