Attention gros coup de coeur !
Ce roman sent très fort, des pieds, des aisselles et du reste... La narratrice fascinée nous invite dans le sillage malodorant des 7 soeurs Leskinen, dont se dégage "une odeur âcre et tenace de sève de pin, de sueur et de sexe pas lavé". La tignasse rousse en bataille, les ongles crasseux, elles rotent, pètent et boivent au goulot depuis leur plus jeune âge. Cinq sont des géantes, deux sont des crevures, aucune ne sait lire. le style est à l'avenant, puissant et vert, que ce soit dans les dialogues crus ou dans les descriptions de la nature omniprésente.
Le lecteur est ainsi aspiré dans cet univers, privé de ses repères, sans miroir ni montre, dans un équilibre instable, au bord d'un basculement qu'il pressent imminent. Mais bizarrement, la lecture est jouissive. Cette truculence, jamais vulgaire, est comme un bain de jouvence, un sauna régénérateur avec saut dans le lac gelé et volée de bois vert sur des peaux nues.
Le roman avance, chargé de cette énergie incontrôlable qui le métamorphose : il débute comme un conte (les sept filles du chasseur, les ours, la forêt, l'oncle conteur, l'humanité menacée par la sauvagerie, la perte des repères temporels nous le font croire). Un conte horrifique à la
Tomi Ungerer.
Puis quand la "bande de trollesses dégénérées" va à la ville, on croit lire un roman social qui questionne la marginalité: quelle est leur place dans la société, elles qui ont été élevées dans la haine du système à la façon des survivalistes ?
Ça pourrait être aussi un remake punk des "Quatre Filles du dr March" tant la saveur du récit tient aussi à cette analyse des interactions entre soeurs, entre amour et haine, tendresse et solitude, solidarité et égoïsme. Un kaléidoscope émotionnel fascinant.
Quand elles s'enfoncent dans la forêt profonde pour y vivre, on est en plein récit de nature writing, sorte de robinsonnade qui tourne mal, à la fois ivre de liberté sauvage et oppressé par le huis-clos sororal. Une sorte de mélange bizarre entre
Jack London,
Stevenson et
William Golding...
Ça finit vite, sur un dessillement, car l'aventure est initiatique aussi: [le patriarche "était un gros porc", la mère n'est finalement pas si haïssable, l'aînée, dans son entreprise de domination du groupe, n'est rien d'autre qu'une malade mentale]. Les soeurs apprennent qu'il faut se méfier des gens qui croient avoir raison et imposent leur pensée unique au clan. Elles vont se libérer de toute emprise en devenant elles-mêmes.
En fait, elles comprennent ce que les métamorphoses du récit et de la nature nous montrent : rien n'est figé. Donc pour atteindre un équilibre, romanesque ou personnel, il faut épouser les mouvements changeants de la vie sans chercher à les contrôler par le jugement. Il faut suivre sa nature, ce que nous invite à faire cette oeuvre magnifique, gonflée d'énergie, qui nous laisse tout retournés, admiratifs et comblés.
Félicitations particulières à Anna Gibson, la traductrice du suédois qui a su préserver la verve audacieuse et déroutante de ce roman.
Un livre que j'ai adoré, gros coup de coeur de ce Grand Prix des lectrices Elle 2024 ! (à égalité avec le Portrait de mariage de Maggie O'Farrell).