« le Temps des Loups. L'Allemagne et les Allemands (1945-1955) » de Harald Jähner, expose la situation de l'Allemagne à la sortie de la guerre. L'essai est traduit de « Wolfszeit und die Deutschen Deutschland 1945-1955 » par Olivier Mannoni, (2024, Actes Sud, 362 p.). C‘est une mutation profonde qui s'effectue en Allemagne, pays ruiné par la guerre, séparé en deux, RFA et RDA, avec des millions de personnes déplacées, et de plus confronté à la formation de l'Europe. Livre essentiel pour ce pays et ses voisins, vu de par les habitants.
L'ensemble, de 362 pages, comprend 10 chapitres sur environ 300 pages, une abondante bibliographie, des notes et annexes (50 pages), de nombreuses photos (45). D'emblée, dans l'avant-propos, Harald Jähner fait référence à l'écrivain Wolfgang Borchert et à son libelle « Generation ohne Abschied » (Génération sans Avenir), un texte court d'une page, publié et traduit par Sylvie Bufala avec d'autres textes (1990, le Livre de Poche, 255 p.). le texte fait référence au Psaume 130 « Aus der Tiefen rufe ich, Herr, zu dir' » (Des profondeurs, je crie vers toi), mis en musique par Jean Sébastien Bach pour sa première cantate (BVW 131). « Wir sind die Generation ohne Bindung und ohne Tiefe. Unsere Tiefe ist Abgrund. Wir sind die Generation ohne Glück, ohne Heimat und ohne Abschied» (Nous sommes la génération sans engagement et sans profondeur. Notre profondeur est un abîme. Nous sommes la génération sans bonheur, sans foyer et sans adieu).
Le récit s'ouvre sur un Berlin dévasté, la guerre n'est pas encore signée. Elle le sera dans les jours qui viennent, avec un décalage entre ls Alliés de l'Ouest et les Russes. Des berlinois réfugiés dans une cave découvrent un boeuf blanc, « en bonne santé, l'oeil tendre, une vision surréaliste dans ce décor de terreur enfumé ». Il y a là un journaliste, un médecin, un comédien et le chef d'orchestre berlinois Borchard. Ils sont bien embêtés pour le tuer, aussi demandent-ils à un soldat russe de l'abattre, avant de le dépecer, et bien entendu le manger (le boeuf, pas le soldat).
Plutôt que de réduire le pays à son passé nationaliste, impérial puis nazi, soit jusqu'en 1945, il faut comprendre la métamorphose qu'ont dû subir les habitants depuis la première expérience démocratique allemande avec la République de Weimar (1918-1933), puis la débâcle du Reich, et la reconstruction jusqu'en 1955, souvent désignée par l'expression d'« heure zéro » (Die Stunde Null).
C'est donc la transition d'un des régimes les plus criminels de l'histoire à une démocratie parfois exemplaire qui est illustrée dans cet essai, sachant qu'une bonne partie de la population a permis, soutenu et souvent encouragé ces régimes à leurs débuts. La nécessaire resocialisation de la société au cours de la reconstruction d'un pays en ruines, le « marché noir » et l'économie de troc, ainsi que l'intégration des millions de réfugiés allemands expulsés des territoires conquis par les Soviétiques, ont profondément marqué l'unification de la future RFA. En même temps, les barrières linguistiques et spécificités régionales se sont atténuées.
Tout d'abord les ruines et les gravats. le champ Zeppelin, où se déroulaient les congrès du parti nazi à Nuremberg, forme une place carrée de 300 mètres de coté soit la longueur de trois terrains de football. « Les gravats auraient représentés une montagne de 4000 mètres de haut couronnée de neiges éternelles ». Autre exemple à Dresde, ville pratiquement détruite par trois raids en février 1945 avec 1300 bombardiers qui larguent 2431 tonnes de bombes explosives et 1475 tonnes de bombes incendiaires causant environ 35 000 morts. Je me souviens avoir vu au début des années 1990, les restes de la cathédrale, la « Frauenkirsche » comme un amoncellement de blocs, un gigantesque puzzle en trois dimensions qui attendait d'être reconstruit. Quinze ans plus tard, j'ai pu assister à un concert de Noèl dans les bâtiments reconstruits. Un style baroque, pas très heureux d'ailleurs, sous la coupole et le grand lanternon qui le surmonte du haut de ses 96 mètres. Les anciennes pierres ont été réintégrées à l'édifice. Elles se démarquent par leur couleur foncée, due au vieillissement, alors que la majorité des nouvelles pierres sont de couleur claire. La photographie « Vue sur Dresde depuis le clocher de l'hôtel de ville » de Richard Peter est devenue un classique de la « photo de ruines » allemande. « Elle montre la ville dans la perspective d'un oiseau. Au premier plan à droite se trouve une sorte d'ange de pierre qui désigne d'un geste désespéré la ville ravagée. Il s'agit, vue de dos, d'une figure de trois mètres de haut qui se tenait, à une hauteur vertigineuse, sur la galerie du clocher de l'hôtel de ville ». Même chose à Leipzig où le gigantesque bâtiment de la gare ferroviaire fait face à une ville moderne des années 60, toute en cubes et en courants d'air.
Puis les « displaced persons », ou personnes déplacées (DP), appelés en allemand les « entheimatet » les dépaysés. Soit « neuf millions de bombardés évacués, quatorze millions de réfugiés et d'expulsés des territoires de l'Est, dix millions de travailleurs forcés et de détenus libérés, et plusieurs autres millions de prisonniers de guerre qui rentrent peu à peu chez eux ». Sept millions d'étrangers avaient été déportés pour remplacer la main d'oeuvre enrôlée sur le front. On ne peut imaginer ces flux de personnes sans rien qu'une petite valise dans le meilleur des cas. Avec des moyens de transports rudimentaires, trains irréguliers au confort inexistant. Les gens s'installent sur les tampons entre les wagons, ou sur les toits. Beaucoup ont parcouru des distances énormes à pied. Certains sont revenus de camps russes situés dans l'Oural. Lire le livre de Primo Levi « La Trève » traduit par Emmanuelle Genevois-Joly (2003, Grasset 250 p.) dans lequel l'auteur narre le long retour d'un groupe de prisonniers italiens libérés par les Russes au cours d'une longue marche de plusieurs mois pour rejoindre leur terre natale. « En aucun autre pays d'Europe, je crois, il ne peut arriver de marcher pendant dix heures et de se trouver toujours à la même place, comme dans un cauchemar ; d'avoir toujours devant soi la route toute droite jusqu'à l'horizon, à ses côtés la steppe et la forêt, et derrière soi la route jusqu'à l'horizon opposé, comme le sillage d'un navire ; et pas un village, pas une maison, pas une fumée, pas une borne pour signaler qu'on a tout de même gagné un peu de terrain, pas âme qui vive si ce n'est quelques corneilles ou quelques faucons dérivant paresseusement dans le vent ». Pourtant les paysages sont superbes. « le train franchit la Bérésina à la fin du second jour de voyage, alors que le soleil, rouge comme un grenat, déclinait parmi les troncs avec une lenteur magique et revêtait d'une lumière sanglante les eaux, les bois et la plaine épique, parsemée encore de débris d'armes. »
S'ajoute à ces DP, la fuite des juifs polonais en Allemagne. A leur migration vers l'ouest s'ajoute le devoir d'aller chercher refuge précisément dans le pays des nazis ce qui a couté un plus grand effort pour beaucoup de juifs afin de surmonter leur appréhension.
Le brassage de population qu'entraine ce vaste mouvement de population n'est pas sans conséquences sur l'évolution des mentalités. Deux grandes tendances se profilent. L'une est un mélange des religions l'uen catholique comme en Bavière, l'autre protestante comme en Prusse et en Saxe. Cela peut paraitre accessoire mais il y a derrière une astreinte à une autorité supérieure, le Pape pour les catholiques, et Dieu lui-même pour les protestants. Donc une autorité terrestre et une divine avec un système plus libéral qui dépend de la région. le cas des juifs est encore différent. de fait, il faudra attendre les procès de Nuremberg et celui d'Eichmann au début des années 60 pour que la sourde culpabilité sorte du cadre des cercles intellectuels.
Cette libération des esprits et des corps forme une grande partie du livre soit deux chapitres et 70 pages sur environ 300. L'auteur rappelle tout d'abord la chanson qui fait fureur à cette époque : « Heile heile Gansje mein Arm « zertrûmmert » mainz » soit « Guéris guéris ma petite oie bientôt cela ira mieux ». La petite oie fait référence à la gardeuse d'oie d'après le conte des Frères Grimm « Die Gänsemagd » et la « Gänseliiesel » que l'on retrouve en Alsace. ‘
Entre temps il y eu la renaissance poussée par les Alliés, pour retrouver les fastes et traditions du carnaval, en particulier à Mayence et à Cologne. « Au choc de l'effondrement succédèrent la responsabilité individuelle et une profonde sensation de liberté personnelle ». C'est une forme d'exorcisation des années sombres, de la fin et de l'après- guerre.
Il faut mentionner ici le rôle de Beate Ushe-Köstlin (1919-2001). Une jeune veuve qui doit trouver un quelconque moyen pour survivre et nourrir son fils. Chaque jour, elle parcourt en vélo les routes qui sillonnent la frontière nord du pays vers la frontière danoise afin de prendre part au marché noir. Elle vendait ses produits en pratiquant le porte-à-porte. En vendant on papote. Elle prend alors conscience de nombreux problèmes que lui rapportent les femmes. Les soldats de retour de captivité et leurs femmes avaient un grand besoin de vivre leur sexualité après les années de séparation mais il n'y avait pas d'appartements disponibles dans les villes écrasées sous les bombes. Les revenus étaient misérables et on ne voyait pas d'avenir pour les enfants. de nombreuses femmes ne concevaient pas d'autre issue que de s'en remettre aux faiseuses d'anges pour interrompre leurs grossesses. La guerre qui a provoqué la famine et la destruction est source de nombreux maux pour les « Trümmerfrauen » (femmes des ruines) qui tentent de s'échapper des avortements clandestins, viols, prostitution et fausses couches qui ponctuent ce quotidien d'après-guerre. Elle s'implique également dans la recherche des informations sur la méthode du docteur Ogino et réalisa une petite brochure expliquant aux femmes comment reconnaître les jours féconds de leurs cycles menstruels. Méthode de calcul des cycles féminins qui suppose que l'ovulation survient chaque mois à la même date (en moyenne 12 à 15 jours à compter du 1er jour des dernières règles pour un cycle de 28 jours. C'est sans compter sur les cycles irréguliers, dus au stress ou à la maladie, qui ont vite démontré le peu de fiabilité de la méthode.
Pour en revenir à Beate Ushe, elle qui était pilote cascadeuse dans l'aviation dans les années 30, elle confectionne un livret cahier intitulé « Schrift X » elle vendait aussi des préservatifs et des livres destinés aux couples « Ehebücher » (Livre de mariage) dans lequel elle renseigne sur la sexualité du couple. « La plupart des gens ne savaient rien des choses de la vie ». C'est après son succès, dans les années 60, qu'il y eut dans la plupart des endroits publics et toilettes de restaurant en Allemagne, et en Suisse, des distributeurs, non pas de cigarettes, il y en avait aussi, mais de préservatifs. A l'époque cela étonnait la jeunesse alsacienne qui ignorait tout de ces méthodes et considérait les distributeurs d'un oeil curieux. En 1962, Beate Ushe ouvre à Flensbourg un magasin spécialisé dans les produits d'hygiène du couple « Fachgeschäft für Ehehygiene ». C'est le premier « sex-shop » du monde. le succès est immédiat. Avec cet argent, elle s'achète son premier avion, un Cessna 172 qui lui permet de réaliser ses rêves de jeune fille pilote. Les avertissements concernant les risques dus aux maladies vénériennes apparaissent avec l'acronyme VD pour « Veronika Dankeschön ». le but étant de sensibiliser la population.
Tout comme il y eut la littérature (la « Trümmerliteratur» (littérature des ruines) qui décrit l'Allemagne en ruines et la littérature allemande détruite. Parmi ces oeuvres et ces auteurs il faut citer :
Wolfgang Borchert surtout, avec son court libelle « Generation ohne Abschied » (Génération sans Avenir), un texte court d'une page, traduit par Sylvie Bufala avec d'autres textes (1990, le Livre de Poche, 255 p.). Lire aussi du même auteur « Dehors devant la porte » traduit de « Draussen vor der Tür » par Pierre Deshusses (2018, Agone, 168 p.). Histoire d'un prisonnier qui revient après trois ans de captivité et perte de sa rotule. « « de ceux-là, qui rentrent à la maison et qui en fait ne rentrent pas à la maison, parce qu'il n'y a pour eux plus de maison. Leur maison à eux est dehors derrière la porte ». Ils sont nombreux dans cette situation. « Leur Allemagne est dehors, dans la nuit pluvieuse, dans la rue ».
Heinrich Böll « le Silence de l'Ange », traduit par Alain Huriot (1995, Seuil, 192 p.). C'est le premier roman de Böll, dans lequel Hans Schnitzer retrouve sa ville natale, Cologne, jamais nommée, au milieu des décombres encore fumants. le premier visage que rencontre Hans dans la ville détruite est celui d'un ange au sourire mystérieux. Il ne s'agit que d'une statue de plâtre aux couleurs criardes. « le grand ange de marbre se taisait et, pourtant, le curé le regardait et semblait lui parler ».
Et Arno Schmidt « Léviathan » bien sûr, traduit par Claude Riehl (1998 Christian Bourgois, 134 p.). Texte qui regroupe trois nouvelles qui retracent la vie solitaire de la société face au Léviathan. Vision très négative du monde et la présence du Démon qui hante tous les textes de Arno Schmidt dans les années qui suivent.
On en arrive à la partie économique, avec la reconstruction de l'industrie, la réforme agraire, le renouveau du paysage médiatique, l'autorisation des partis, la dénazification et la question des crimes de guerre. Dans ces domaines, il n'y en a pratiquement aucun dans lequel les Alliés ne sont pas intervenus en termes de structure et de personnel.
Tout d'abord le design intérieur. Cela peut paraitre futile, mais les allemands considèrent comme primordial une maison bien entretenue. C'est la fameuse trilogie « Kinder, Küche, Kirche » (enfants, cuisine, église) qui règle la vie des femmes au foyer.
Elle se décline par un style ou plutôt un changement de style. Dans le salon c'est le règne de la table basse de forme plus ou moins de haricot avec trois pieds cylindriques. Donc tout à fait à l'opposé des tables rectangulaires à quatre pieds qui régissait pour les repas. « La table en forme de rein [ou de haricot] était le symbole décoratif de l'objet dénazifié, asymétrique, vulnérable et rigolo, elle était aux antipodes du style puissant et massif de la chancellerie du Reich ». L'objet fait figure de détail, mais avec les meubles de cuisine en formica des années 60, cela faisait moderne.
Avec ces meubles, il devenait évident que le salon allait devenir une pièce à vivre, et donc à fumer. Avec l'arrivée des américains, et son corolaire le marché noir, des marchands anonymes proposaient les fameuses « Lucky Strike ». C'est une marque de tabac blond, appartenant au groupe British American Tobacco. Elle était représentée par un logotype connu du au designer Raymond Loewy, en référence à la période de la « Ruée vers l'or », contemporaine de la création de la marque. À l'époque, un mineur qui tombait sur un bon filon avait un « lucky strike » (coup de chance). En termes commerciaux, l'entreprise sous-entendait que ses cigarettes étaient quelque chose de précieux et rare. Ily eut également toute une campagne de fausses rumeurs comme quoi certains paquets contenaient des cigarettes de cannabis dissimulées parmi les cigarettes ordinaires, justifiant le « coup de chance ». Ce n'était qu'une légende sans fondement.
La politique et la société ont également été largement déterminées par les Américains et les trois Alliés. « Quatre centres politiques ont été responsables de la fortune de l'Allemagne à partir de 1945 [...] : Washington, Moscou, Londres, Paris ». Cependant cette influence plus ou moins secrète, et surtout discrète n'est évoquée due très brièvement dans le livre de Jähner. Il lui préfère le mythe allemand de Munchausen. Ce syndrome se traduit par le besoin de simuler une maladie ou un traumatisme dans le but d'attirer l'attention ou la compassion. C'est un « Syndrome par procuration » qui s'inscrit tout particulièrement dans des transactions mère-enfant. C'est en se référant aux aventures autant fictives qu'extraordinaires du baron de Münchhausen que le docteur Asher (1912-1969) a créé cette appellation. Ces aventures, écrites par Rudolf Erich Raspe, ont été traduites en 1854 par Théophile Gautier et illustrées par Gustave Doré (1997, Hachette Littérature, 156 p.). Au XVIIIeme siècle, le baron Hiéronimus de Münchhausen (1720-1797), en compagnie de son serviteur Christian, arrive au château familial où ils viennent rendre visite à leurs proches. Mais, au fait, le baron de Münchhausen a-t-il vraiment voyagé sur la Lune ? chevauché un boulet de canon ? séjourné dans le ventre d'un monstre marin ? dans le cratère de l'Etna ? Qu'importe ! En 1951, le médecin britannique Richard Asher reprend les schémas d'automutilation, où les patients s'inventaient des histoires de maladie, le but étant d'attirer l'attention des membres du corps médical sur elles et de les convaincre de l'existence de cette pseudo-maladie. le « Syndrome de Münchhausen » était lancé.
On peut revenir à « Generation ohne Abschied » (Génération sans Avenir) de Wolfgang Borchert déjà cité plus haut. « Nous sommes la génération sans engagement et sans profondeur. Notre profondeur est un abîme. Nous sommes la génération sans bonheur, sans foyer et sans adieu. Notre soleil est étroit, notre amour est cruel et notre jeunesse est sans jeunesse. Et nous sommes une génération sans frontières, sans inhibitions ni protection – chassée du parc de l'enfance vers un monde qui nous est préparé par ceux qui nous méprisent pour cette raison ».
A l'opposé de ce désespoir, le peuple allemand a été soumis de 1945 au début d
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