« En lisant "Vipère au poing", je m'étais rendu compte de cette vertu irremplaçable de la littérature de fiction : celle de miroir fraternel dans lequel le lecteur peut découvrir son double, un autre soi qui traverserait les mêmes épreuves et qui, ainsi, le rend moins seul à les affronter. » dit
Jean Jauniaux dans une des nouvelles qui composent ce beau recueil, qui, c'est sûr, a été écrit pour moi. Elles sont nombreuses les pages au détour desquelles j'ai découvert mon image reflétée par ce « miroir fraternel ».
Pourquoi ai-je choisi ce livre ? Pour ce qu'en dit la quatrième de couverture ? Non. Elle ne nous apprend rien. Elle se contente d'énumérer les nouvelles qui nous attendent. Pour le titre ?
Jean Jauniaux y apparaît comme un vrai Belge, fier de son pays, puisque « né dans le Hainaut, [il] travaille à Bruxelles et apprécie la Flandre », ce qui n'est pas du tout mon cas.
J'avais adoré «
L'année dernière à Saint Idesbald » où on voyait déambuler à travers les pages un double de l'auteur lui-même. C'est aussi le cas dans «
Belgiques » qui, certes, fait allusion à quelques temps forts de l'histoire de notre pays, puisqu'on y trouve une commémoration de son indépendance en 1830, l'Expo 58 ou la tragédie du Bois du Cazier. On y croise des figures marquantes comme Armand Bachelier (j'entends encore sa voix!),
Théo Fleischman,
Paul Delvaux ou
Charles Plisnier. Mais on y retrouve surtout, à chaque page, notre auteur lui-même qui nous livre ses souvenirs personnels, doux-amers, et, je le suppose, transformés, réécrits, imaginés.
Ce qui me frappe le plus c'est la terrible solitude. Celle de ce tout petit enfant qui assiste au dernier soupir de sa maman. Celle de cet écolier dont l'unique ami est un Italien, fils de mineur. Ce qui les rapproche avant tout ? Leur petite taille qui fait d'eux la cible des quolibets d'une affreuse méchanceté. Les « grands » les interpellent d'un détestable : « le macaroni et (…) son nain » qui m'a fait frémir. J'avoue avoir eu la gorge serrée, les yeux embués devant la détresse d'Attilio qui demande : « Tu ne vas pas te moquer, hein ? » et s'assure auprès de son ami qu'il ne va pas « rire de son chagrin ». Moi, qui suis sensible, j'ai senti mon coeur se glacer à l'idée qu'on puisse tourner en ridicule les larmes d'un enfant.
De même, je me suis trouvée écartelée entre colère et tristesse devant cet adolescent dont les voisins, dans un élan de grande magnanimité, consentent à ce qu'il regarde de loin, dehors, derrière le carreau, leur téléviseur, puisque son père est intransigeant : chez eux, seuls les livres ont droit de séjour. de telle sorte que, pour lui, Beatles, Rolling Stones, Johnny Halliday ou Claude François ne sont que des noms qu'il a entendu prononcer par ses condisciples. Les films dont débattent passionnément les autres, il est contraint de les inventer. Et surtout, ce « 21 juillet, à 3h56, heure belge » il put « voir dans un silence sépulcral, grelottant dans l'humidité, à travers une vitre, les images de
Neil Armstrong (…) posant le pied sur la lune ». Tristesse de ma part pour ce gamin contraint de quitter son lit en pleine nuit pour grappiller en tremblant de froid quelques images d'un moment historique. Colère contre les sans-coeur qui s'estiment si généreux de le laisser debout, derrière une vitre, attraper un peu de ces moments muets et flous, alors qu'eux en profitent pleinement dans le confort de leur intérieur. Qu'est-ce que cela leur aurait coûté de le faire entrer ? Si ce moment m'a tellement marquée, c'est que, chez nous non plus, la télévision n'avait pas sa place. Mais je me souviens avec gratitude de ces gens qui invitaient les petites filles que nous étions pour leur offrir un programme du dimanche, accompagné d'une boisson chaude et d'une galette.
Oui, je me suis promenée comme chez moi au fil des pages : « cette gare, un lieu inouï. Sentez ! Sentez ! L'arôme du chocolat... » Telle une madeleine de
Proust m'arrive instantanément aux narines l'odeur de l'usine Côte d'or à la Gare du Midi. « Ô Claire, Suzanne, Adolphine, Ô ma mère des Ecaussinnes » éveille les notes de
Julos Beaucarne qui habitait à quelques kilomètres de notre jardin enchanté de Néthen. Les vers si mélodieux de
Max Elskamp me replongent dans ses «
Huit chansons reverdies, dont quatre qui pleurent et quatre qui rient » que j'ai lues et relues dans la vieille anthologie toute dépenaillée de ma mère. Et cette salle de cinéma qui mettait « à l'affiche deux films par soirée précédés de courts métrages "Belgavox : le monde vu par les Belges !" », j'y suis. Je respire même encore les remugles poussiéreux des vieux fauteuils au velours usé. J'entends les notes de la bande annonce.
Et je ne vous dis rien de toutes les autres merveilles de poésie qu'il vous reste à découvrir. Comme cet homme qui, après avoir raté l'avion, se crée dans sa tête un périple par procuration, car, n'est-ce pas, « les plus beaux voyages se font par la fenêtre », comme l'écrit
Daniel Boulanger.
Aussi, pour moi, ce livre fut un enchantement et, pour cela, j'ai envie de dire : Merci, Monsieur Jauniaux.