#Bleue

Soudain, je ressens le désir impérieux de voir des photos d’elle, alors je sors mon téléphone portable et fais défiler frénétiquement les images de ma galerie. Astrid… Astrid qui rit aux éclats, Astrid qui me lance des baisers, Astrid qui fait le poirier… Pour la première fois depuis sa mort, des larmes coulent le long de mes joues. Des larmes chaudes et qui font du bien. Des larmes qui liquéfient mon cœur et lui rendent sa tendresse. Des larmes qui me donnent la preuve de mon humanité.

Tu ignores beaucoup de choses, Silas. Par exemple… Par exemple, tu ignores tout ce qui n’est pas relayé par les médias, ou tu crois tout ce qui l’est de façon biaisée. Ce n’est pas vraiment de la censure, c’est juste qu’on ne s’attarde pas sur certains sujets, et qu’on s’appesantit sur d’autres pour détourner l’attention…

Je cache aussi combien j’aime laisser mes pensées s’étirer et danser. C’est pour cela que je surfe peu sur le Réseau, en tout cas beaucoup moins que les autres. D’ailleurs, on me regarde souvent de travers, comme si j’étais un extraterrestre. Mais comment trouvent-ils le temps de penser, ceux qui sont sans cesse accaparés par la Toile ? Cela ne semble pas les gêner. Au contraire, tout le monde a l’air très heureux ainsi…

Ses parents avaient trouvé dans sa chambre le matin même une lettre de désespoir très alarmante : il comptait s’immoler par le feu devant les grilles du lycée, pour faire passer un message fort de colère et de déception. Affolés, ils avaient contacté la CEDE : Cellule d’Éradication de la Douleur Émotionnelle. Thomas avait disparu dans la navette jaune, bidon d’essence dans son sac de cours, avant même qu’il n’atteigne le trottoir du lycée. Il avait réapparu la semaine suivante, l’air serein et sans le moindre souvenir de la douleur de son échec. Un minuscule point bleu brillerait à tout jamais au creux de son poignet. Cette marque lumineuse est là pour rappeler qu’on a supprimé une douleur. On appelle cela : être oblitéré.

Silas, je sais que ta douleur est immense et tu es là pour qu’elle disparaisse. Est-ce que ce n’est pas ce que tu souhaites le plus au monde ? Une telle souffrance est insupportable, n’est-ce pas ? Non. Cette douleur, c’est Astrid. J’en ai besoin. Elle seule peut me garder Astrid vivante. C’est tout ce qui me reste d’elle. Ne me l’enlevez pas, je vous en supplie. Ne faites pas disparaître Astrid deux fois. Par pitié…

Il paraît qu’avant, la rue était beaucoup moins sûre. Mais aujourd’hui, l’oblitération est entièrement prise en charge par l’État, ce qui fait qu’un gars comme ce SDF peut en bénéficier autant qu’il le souhaite. Bien entendu, il sera toujours sensible au dénuement, à la sensation de froid ou de faim, mais il peut oublier la douleur morale qui en découle. Ainsi, tous ceux qui ne souffrent plus de leur condition de miséreux n’ont plus aucune raison d’être agressifs. Après tout, il faut bien qu’il y ait des pauvres, des moins pauvres et des riches dans notre société ! C’est comme ça depuis toujours, et puisqu’il n’y a pas de travail pour tout le monde, à quoi bon en souffrir ? Et pourquoi avoir pitié d’eux ? Chacun peut être heureux de sa place dans la société.

A partir de quel moment peut-on savoir qu'un bien devient un mal?
Quand il porte atteinte à notre humanité.

"Je cache aussi combien j'aime laisser mes pensées s'étirer et danser." Juliette.B

Je m'affole, soudain, et l'interromps avec précipitation:
- Je vais me reprendre, madame. Je vous le promets. Je vous jure que tout va bien chez moi. C'est juste que je suis amoureuse, vous comprenez, enfin vous savez ce que c'est...
La prof se met à sourire.
- Oui, je sais. Le plus amoureux,
crois-moi, c'est Silas. Il ne cesse de te dévorer des yeux durant toute la durée du cours. Je ne sais pas comment il fait pour continuer à avoir des bonnes notes, celui-là !
Mes joues s'enflamment.

"Et je réalise peu à peu ce que cela implique. Sasha a agi dans la précipitation certes, mais il me paraît incroyable qu'on puisse prendre une telle décision, pour et à la place de quelqu'un d'autre. Ainsi, si j'ai bien tout saisi, si malgré mon réveil difficile, je suis morte". (p. 186-187).
citation choisie par astrid