Une fois encore je me suis délectée par le style de
Jim Harrison, son naturel et son audace à bousculer les phrases et les humeurs, un joyeux cocktail qui pétille et nous émoustille. Partir sur la route, enfiler des kilomètres, traverser les états un à un, et puis cheminer dans la pensée humaine, revenir sur son passé, notamment son petit frère handicapé mort noyé, analyser son mariage brisé, retrouver son fils, s'épancher sur la fougue d'une ancienne connaissance, pleurer la mort de son chien, et poursuivre encore cette route de la vie …
Je n'ai pas lu ce dont je m'attendais, mais contente d'avoir retrouvé
Jim Harrison, il est étonnant, et j'aime chez lui, sa manière de lancer en pleine face sa pensée sans prendre quatre chemins. Son humour parfois acide, son cynisme décapant, mais aussi sa façon de s'émerveiller d'un rien, et malgré parfois son langage franc, il sait nous faire rêver de ces grands espaces américains.
Une critique de la société actuelle, notamment cette manie de se balader avec un téléphone greffé dans la paume de la main, ou au fond de sa poche tel un pistolet prêt à dégainer au moindre appel, les nouveaux cow-boy ! je compatis avec lui, un engin soit bien pratique mais toutefois un mouchard, un emmerdeur de première classe, un boulet, un mangeur de liberté… J'aurais tendance à faire comme lui :
« Soudain, je me suis senti mieux : par cette chaleur extrême, la vie sur la route proposait des pensées inédites, et la première m'a poussé à rejoindre les toilettes et mon motel, à lâcher le téléphone portable dans la cuvette et à tirer la châsse. J'ai savouré ce que Robert appelle « un visuel génial » : le tourbillon concentrique de l'eau, un léger frémissement lumineux, et tout au fond la mort inéluctable d'une créature électronique qui a à peine poussé un petit cri. Sayonara, fils de pute, comme on disait dans le temps. »
Page 149 : On dirait bien que tous les éléments de notre culture marinent dans un grand sac plastique et que ces ingrédients sont profondément suspects.
Beaucoup de références littéraires dans ce livre, normal, Cliff était professeur de lettres, un bel hommage à Thoreau par exemple.
Page 157 : Je me suis rappelé que quarante ans plus tôt, pour un cours de littérature, mon professeur avait invité son mentor de Harward, qui avait déclaré : “Au royaume de l'imagination absolue, nous restons jeunes jusque tard dans la vie.”
Page 163 : Entre de brefs trajets en voiture, j'avais marché sur de nombreuses plages et, obnubilé par l'océan, oublié de déjeuner. Je venais de faire ma plus longue balade à Point Reyes, où j'avais observé un groupe de phoques à l'évidence jeunesse qui ne me quittaient pas des yeux. Adossé à un rocher, j'ai sombré dans les bras de Morphée et ils se sont approchés tout près de moi. Tout doucement, je leur ai dit “Salut” me demandant si la pensée et les rêves des phoques n'étaient pas entièrement immergés dans ces rythmes océaniques que je trouvais moi-même si apaisants. J'avais lu quelque part que les requins mangent les phoques, mais ce n'est pas un sort si tragique comparé à un séjour de longue durée dans une salle de cancérologie.
Parfois il nous étonne par ses pensées, sa nostalgie :
Page 187 : Qui suis-je pour que la vie me déçoive ? Cette question me gêne. J'entends d'ici papa crier : “Arrête tes foutes jérémiades !” J'ai l'impression que mes parents meurent plusieurs fois par semaine en moi. Ils s'en vont avec une nuée d'oiseaux de nuit fuyant à tire d'ailes, disons des engoulevents qui prennent leur essor au crépuscule. Tout compte fait, mon frère Teddy était la personne la plus heureuse que j'aie jamais connue. Il n'avait pas beaucoup d'aptitude pour parler, mais il adorait la musique. Quand maman mettait la radio afin d'écouter de la musique classique, Teddy chantonnait des syllabes dépourvues de sens. C'était un vrai fan de Mozart, et dans toute la cuisine ou au salon il dansait comme un fou en écoutant Mozart. Au début je n'avais pas une grande passion pour les oiseaux, mais, assis sur le canapé près de Teddy, j'ai si souvent regardé avec lui les livres consacrés aux oiseaux que j'ai appris à bien les connaître. Quand Teddy se mettait à sentir mauvais, c'était souvent parce qu'il gardait dans sa poche un oiseau mort trouvé dans le jardin ou la forêt. Je pensais à tout ça en franchissant le long pont à étages en direction d'Oakland, ce même pont qui s'était écroulé des année plus tôt lors d'un tremblement de terre. Je me disais que, si Teddy avait eu assez de ressources pour développer une attitude souveraine envers la vie, pourquoi n'en serais-je pas capable à mon tour ?
Page 200 : “Une femme allongée dans un hamac est toujours fidèle, a déclaré Bert. C'est une question de physique, pas de morale.” Sous la lampe et la lumière de la véranda qui éclairaient son visage, Bert faisait plus vieux que son âge. Je me suis dit que c'était probablement dû aux presque quarante années passées à crapahuter dans le désert. Il avait enseigné un moment à l'université locale, mais avait bientôt été “libéré” pour acquérir le statut e scientifique indépendant. J'ai alors supposé que moi aussi je devais certainement lui paraître vieux. Quand on passe le plus clair de son temps au grand air, on n'a guère de chance d'avoir le visage aussi lisse qu'un présentateur télé.
Page 209 : le monde avait acquis une netteté saisissante et j'ai décidé que la pluie était la chose la plus parfumée de la terre entière.
Page 233 : Je suis resté un moment dans la voiture pour réfléchir à cette matinée exceptionnelle où mon projet commençait à prendre forme. Je n'avais certes pas l'intention de devenir écrivain. Je suis beaucoup trop obsédé par les substantifs pour être écrivain. Ces gens-là doivent passer un temps fou à gonfler la périphérie des choses pour remplir un bouquin. Tous les jours, ils ont l'esprit obnubilé par leur travail, alors que je suis un simple marcheur.
En résumé, une belle lecture même si je suis convaincue que ce n'est pas le meilleur de
Jim Harisson, pourtant un régal de le lire, le découvrir.
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