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Citations sur Paris, mille vies (107)

Le premier Congrès des écrivains et artistes noirs vient d’avoir lieu. Qui le dit ? Qui le sait et le relate ? Les journalistes sont affairés à mille choses plus urgentes, plus essentielles, qui ne laisseront aucune trace dans l’Histoire. Ils n’en font pas un sujet, ne jugent pas important d’en informer leurs lecteurs. Paris reçoit la visite des plus grands esprits africains, américains et caribéens mais elle ne le sait pas. Elle le découvrira plus tard, grâce à la photo prise dans la cour de la Sorbonne. Ils sont tous là : Aimé Césaire, Amadou Hampâté Bâ, James Baldwin, Jacques Stephen Alexis, René Depestre, Frantz Fanon, Édouard Glissant, Léopold Sédar Senghor… Faut-il cracher sur cette ville qui ne s’est pas réjouie de votre venue, qui vous a snobés comme une bourgeoise imbécile ? Faut-il cracher sur cette ville qui n’a pas dressé de banquet pour vous célébrer ? Elle n’a même pas su ce qui se passait, ce jour-là, trop occupée à écouter mille autres voix qui n’avaient aucun intérêt. Mais vous avez gagné. Je vous vois et vous ne semblez animés d’aucun désir de vengeance. Vous n’y pensez pas, vous avez trop à faire : vous avancez dans la rue, en petit groupe, parlant avec passion. Je sais où vous mènent vos pas. Vous prenez la rue des Écoles pour rejoindre la librairie Présence Africaine. Alioune Diop vous y attend avec une impatience gourmande. Quelques années plus tôt, l’intersection des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain a été baptisée “le carrefour de la mort”, parce que les tueurs tiraient sur tout ce qu’ils parvenaient à accrocher dans leur viseur et les trottoirs de Saint-Michel saignaient. Des jeunes gens en bras de chemise accouraient avec des brancards improvisés et aucun d’eux ne pouvait se douter que, plus tard, les mondes lointains de l’Amérique et de l’Afrique se réuniraient ici. Les fusils se sont tus et les libraires ont pris la parole. C’est à vous, maintenant, de faire entendre votre voix et tant pis si Paris n’entend pas, ne voit pas, n’en a que faire, elle a tort. À cet instant, vous êtes les souverains d’une ville aveugle. Rencontre inouïe où Haïti parle à New York et Bamako à Fort-de-France. Des hommes monde se réunissent, passent devant la vieille statue de Montaigne au pied lustré par les années, et ils ont la force de ceux qui font trembler la pensée et fécondent le fleuve des mots. Je les regarde. Ils profitent de ces instants pour se parler, échanger, revenir sur un point, poursuivre leurs discussions de grandes voix de colère. Ils savent qu’ils ne seront plus jamais ensemble et que Paris, sans le savoir, leur offre le précieux cadeau d’un banquet de la pensée.
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Je suis sur le trottoir où il est tombé et je repense à ce vers de Frankétienne qui me hante : “Que ta chute devienne ton cheval pour continuer le voyage.”2 Mais le cheval n’est pas venu, ne l’a sauvé de rien – à moins qu’il ne l’ait chevauché, justement, pour partir et disparaître, continuer le voyage autrement, loin de nous et de toute la vie qu’il devait mener avec nous.
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“Qui es-tu, toi ?…” Il me tourne le dos maintenant et me laisse retourner à ma vie. Je retrouve le parvis de la gare autour de moi, les hommes et les femmes qui vont et viennent, indifférents à ce que je viens de vivre, et pourtant, je ne peux plus bouger… “Qui es-tu, toi ?…” Je n’arrive pas à me débarrasser de sa question. Je reprends lentement ma marche, mais c’est comme s’il continuait de me la poser. Et pourtant, il est parti. Cela n’a duré que quelques secondes. Nous n’avons été que deux hommes qui se croisent dans une ville immense, deux hommes au milieu de centaines de milliers de vies qui vont, viennent, s’agitent, parlent, rient, souffrent, espèrent… Il est parti en me donnant probablement la seule chose qu’il possédait, sa question, et je réalise que jamais personne ne me l’avait posée, que jamais, donc, je n’ai eu à y répondre, et c’est probablement ce qui m’a fait supposer que la réponse était évidente, qu’il suffisait d’énoncer son âge ou sa profession, d’avancer que l’on est marié ou pas, père ou pas, tous ces attributs qui nous définissent, alors que maintenant, soudain, en essayant de convoquer quelque chose en mon esprit, je prends conscience que je ne trouve rien, ou plutôt trop, bien trop de choses, de souvenirs, de définitions possibles, superposables, et je me dis alors que la vie a passé.
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Ils sont si nombreux, tous ces jeunes gens. J'ai longtemps été l'un d'eux et j'aimais, moi aussi, me glisser dans les longues nuits de Paris. Soirées de vin, de bières et de rires. Soirées d'irrévérence et de promesses que l'on se fait à soi et aux autres de toujours garder grand appétit du monde. J'ai eu, moi aussi, cet âge-là et nous avons dévoré ces années en nous léchant les doigts pour ne rien en perdre. Je les regarde. Rien n'a changé.
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À cet instant, vous êtes les souverains d'une ville aveugle. Rencontre inouïe où Haïti parle à New York et Bamako à Fort-de-France. Des hommes monde se réunissent, passent devant la vieille statue de Montaigne au pied lustré par les années, et ils ont la force de ceux qui font trembler la pensée et fécondent le fleuve des mots. Je les regarde. Ils profitent de ces instants pour se parler, échanger, revenir sur un point, poursuivre leurs discussions de grandes voix de colère. Ils savent qu'ils ne seront plus jamais ensemble et que Paris, sans le savoir, leur offre le précieux cadeau d'un banquet de la pensée. » (Ces hommes, ce sont : Aimé Césaire, Amadou Hampâté Bâ, James Baldwin, Jacques Stephen Alexis, René Depestre, Frantz Fanon, Édouard Glissant, Léopold Sédar Senghor...)
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Villon prend sa part de rire et de farce. Peut-être est-ce que ce sont ces cris-là, ces visages au sourire large qu'il reconvoquera en son esprit lorsqu'il sera au fond d'une cellule ? Il le fera pour se dire qu'il a vécu, oui, vécu, qu'il est riche de tant d'éclats de vie qu'il peut bien disparaître puisqu'il ne meurt pas vide.
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Tout est dangereux. Oui, je le sens : Paris retient son souffle, devinant que l'Histoire va avancer d'un coup, que tout va s'accélérer - ce qui veut dire : sang, cris, vies perdues, courses dans les rues, ce qui veut dire urgence et inattendu, comme toujours lorsque l'Histoire se réveille. Il faudra faire vite, avoir de la chance, garder son sang-froid. Tous les jeunes qui sont dans les comités de résistance ont hâte, ont peur, regardent le ciel, attendent des nouvelles, ont du mal à s'endormir, craignent de ne pas être à la hauteur, se demandent ce qui sera demain, ce qui ne sera plus [...].
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« Qui es-tu, toi ?... » Je n'arrive pas à me débarrasser de sa question. Je reprends lentement ma marche, mais c'est comme s'il continuait de me la poser. Et pourtant, il est parti. Cela n'a duré que quelques secondes. Nous n'avons été que deux hommes qui se croisent dans une ville immense, deux hommes au milieu de centaines de milliers de vies qui vont, viennent, s'agitent, parlent, rient, souffrent, espèrent...Il est parti en me donnant probablement la seule chose qu'il possédait, sa question, et je réalise que jamais personne ne me l'avait posée, que jamais, donc, je n'ai eu à y répondre, et c'est probablement ce qui m'a fait supposer que la réponse était évidente, qu'il suffisait d'énoncer son âge ou sa profession, d'avancer que l'on est marié ou pas, père ou pas, tous ces attributs qui nous définissent, alors que maintenant, soudain, en essayant de convoquer quelque chose en mon esprit, je prends conscience que je ne trouve rien , ou plutôt trop, bien trop de choses, de souvenirs, de définitions possibles, superposables, et je me dis alors que la vie a passé.
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Il fait chaud. Les jeunes gens sont en marcel ou en bras de chemise, avec leur fusil à l’épaule. Cela leur donne des airs crânes. C’est maintenant que tout se joue. On échange des coups de feu d’un bâtiment à l’autre, d’un trottoir à l’autre. La division Leclerc est arrivée. Elle roule de la porte d’Orléans à la Seine mais le jardin du Luxembourg résiste. Les Allemands sont retranchés dans le palais du Sénat et, aux abords des grilles du jardin, les accrochages sont violents. Je les entends. Ils sont si près. Ici est tombé le spahi Pierre Bounin de la division Leclerc. Quelques mètres plus loin, c’est Jean Montvallier-Boulogne, mort à vingt-quatre ans. Je vois son nom sur le mur de l’École des mines. Et plus loin encore, sur le trottoir d’en face : André Lozet, qui n’avait que vingt ans, et Jean Bachelet, jeune FFI de trente-trois ans. Ils sont six, tous plus jeunes que l’homme que je suis aujourd’hui, tous morts le même jour sur ce tronçon de quatre cents mètres d’avenue que je ne mets que quelques minutes à parcourir.
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Il ne faut pas essayer de semer la mort. Elle n’aime rien tant que nos misérables tentatives. Cela la distrait mais elle les déjoue toujours. Non, il faut l’inviter à danser. Cela seul peut la perdre. Même si elle essaie de s’en défendre, la musique s’empare d’elle. Ses jambes remuent. Elle a honte, essaie de se contenir, sent que son masque de terreur se fissure mais elle n’y peut rien, c’est plus fort qu’elle : qu’elle le veuille ou non, elle se met à frapper le sol du talon et à se déhancher. Oui, tant que nous dansons, elle danse avec nous.
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