J'avais un a priori concernant
Laurent Gaudé, je le considérais comme un auteur prétentieux, son oeuvre protéiforme affichant l'étendue d'un registre impressionnant mais vain.
Comme souvent avec ce genre d'a priori, je me suis largement trompé.
Chien 51(rien à voir avec le pastis) est un roman magnifique.
Un grand lecteur m'a dit un jour : « Quand il n'y a pas de remerciements à la fin, c'est que c'est bon ». Et là, pour le coup ça se vérifie. C'est bon. Très bon même.
Alors c'est quoi cette histoire de Chien: une excellente dystopie ramassée sur 270 pages furieuses, palpitantes et poétiques. Tout est parfaitement ficelé, le passé athénien et le présent à Magnapole, la mégapole de Goldtex.
Nous sommes dans un monde d'ultra-privatisations où les pays (la Grèce…)sont rachetés par des firmes lorsqu'ils sont ré-endettés et cramés par les pluies acides. On les débite alors pour en faire de grands dépotoirs. On exile une partie des habitants que l'on trie en fonction des services rendus et de leur utilité pour la firme.
Magnapole est divisée en trois zones : la zone 1 réservée à l'élite et aux privilégiés, la zone 2 aux CSP+, le reste en zone 3 où ça craint vraiment. Un dôme climatique protège les zones 1 et 2 de terribles tempêtes.
Zem Sparak (flic taciturne de la zone 3, hellène révolté puis soumis) et Salia Malberg (brillante policière de la zone 2, aussi à l'aise dans son corps que dans sa fonction ) vont être «verrouillés » pour mener l'enquête de leur vie.
Mais trêve de persiflage, pour une vraie belle critique je vous renvoie à Chrystèle@HordeDuContrevent qui dit tout cela bien mieux que moi (ou Fanny, ou Sandrine bien sûr)
Je mets mon grain de sel égéen pour dire deux ou trois bricoles et achever de vous convaincre :
-La création d'un LOveday est la chose la meilleure qui puisse nous arriver si tout se passe comme dans le livre ( ce qui est probable)
-La « bastonnade » est la version futuriste de l'électrochoc. En pire. C'est la punition réservée aux rebelles et aux méchants. On pulvérise leur psychisme en le bombardant d'images ultra-violentes et pornographiques.
Jamais vu rien de pire. C'est pour demain les amis.
-Les dirigeants et les méchants du livre sont étonnants d'ambiguïté, de vacuité…On cherche un ou des coupables mais comme dans Z (Gavras) ou le Château (Kafka) on se heurte à un système.Ça C'est pour après demain.
-Mais quoi faire alors ? Prenez avec moi un peu de poésie :
« Et puis, il y eut ce matin, au kiosque devant le musée archéologique. Il s'était levé tôt et buvait un café dans la douceur de l'air frais à la terrasse de chez Yagournis. Il n'y avait qu'un seul autre client.
Un petit homme à la barbe et aux cheveux blancs, trapu, portant un vieux pantalon à la toile épaisse, bleue comme celle des pêcheurs. Il l'entendit dire adieu au patron et lorsqu'il passa, Zem lui demanda s'il quittait la Grèce.
"Non, répondit-il, je pars à Delphes." La répartition territoriale avait déjà été décidée.
On savait que la région de Delphes, comme toute la Grèce centrale et la Thessalie, avait été vendue à une firme de sous-traitance. Il n'y aurait plus rien là-bas. Plus aucune vie. Les populations devaient quitter la zone. Delphes ? La surprise de Zem arrêta le vieil homme. Il parla, alors, dans cette aurore silencieuse avec une voix douce qui n'avait pas d'âge.
"Ma mère était de Delphes. Quand j'étais petit je retournais là-bas tous les étés. Je n'aimais pas y aller, trop loin de la mer. Un jour, mon grand-père a eu l'idée de me faire garder ses chèvres. Vous ne pouvez pas imaginer... Les heures que j'ai passées entre les temples, à suivre mes bêtes, les appeler, rester immobile parmi elles et sentir le vent monter de la vallée. D'année en année, je ne pouvais plus m'en passer. J'ai fait cela jusqu'à mes dix-huit ans. Et puis mon grand-père est mort. La propriété a été vendue. Les chèvres aussi, j'imagine. Mais aujourd'hui encore, après toutes ces années, si on me demandait ce que je suis, je répondrais sans hésiter : le gamin qui suivait son troupeau dans la montagne sacrée.
C'est puissant là-bas. On sent l'invisible qui nous embrasse. Vous croyez qu'ils peuvent acheter ça? Ou le détruire ? Vous croyez qu'on peut tuer le centre du monde et le coeur des mystères ? Les soirs d'été, lorsque le soleil décline doucement, c'est l'immortalité qui vous glisse sur la peau, là-bas. Aujourd'hui, je le sais , c'étaient les plus beaux moments de ma vie.
Alors, c'est là que je vais. Et tant pis s'il n'y a plus rien. Chacun a le droit de finir où il veut. Peut-être restera-t-il quelque chose pour me saluer ? le vent, un moins, me reconnaîtra. Il ne faut pas oublier Delphes. Ils pensent pouvoir acheter ce qu'ils veulent, our détruire, tout salir. Mais il faut bien qu'un
d'entre nous aille là-bas. Sinon, qui va prévenir Delphes de ce qui arrive au monde? C'est un honneur de veiller sur la beauté immobile, un honneur de se laisser traverser par le temps. Rien ne nous appartient . C'est cela, au fond, que je suis : le gardien de ce qui ne nous appartient pas. »
Voilà c'est cela, il nous reste
la poésie et un brin de littérature.
Il va falloir être courageux.