Personne ne s’était demandé si Santiago Nasar était prévenu, car le contraire paraissait à tous impossible.”
Les affaires d'honneur sont des cases hermétiques auxquelles ont seuls accès les maîtres du drame.
Le jour où il allait être abattu, Santiago Nasar s'était levé à cinq heures et demie du matin pour attendre le bateau sur lequel l'évêque arrivait. Il avait rêvé qu'il traversait un bois de figuiers géants sur lequel tombait une pluie fine, il fut heureux un instant dans ce rêve et, à son réveil, il se sentit couvert de chiures d'oiseaux. "Il rêvait toujours d'arbres", me dit Placida Linero, sa mère, vingt-sept ans après en évoquant les menus détails de ce lundi funeste (...) Placida Linero jouissait d'une réputation bien méritée d'interprète infaillible des rêves d'autrui, à condition qu'on les lui racontât à jeun ; pourtant, elle n'avait décelé aucun mauvais augure dans les deux rêves de son fils, ni dans ceux qu'il lui avait raconté chaque matin, les jours qui avaient précédé sa mort, et dans lesquels des arbres apparaissaient.
La plupart de ceux qui se trouvaient au port savaient qu'on allait tuer Santiago Nasar. Don Lazaro Aponte, colonel de l'académie militaire en retraite et maire du village depuis onze ans, l'avait salué d'un signe des doigts. " J'avais toutes mes raisons de croire qu'il ne courait plus aucun risque", me dit-il. Le père Amador ne s'en était pas préoccupé davantage. "Quand je l'ai vu sain et sauf, j'ai pensé que tout cela n'avait été qu'une turlupinade."
Personne ne s'était demandé si Santiago Nasar était prévenu, car le contraire paraissait à tous impossible. p.24
Elle avait à peine hésité à prononcer le nom. Elle le chercha dans les ténèbres, elle le trouva du premier coup d'oeil, parmi tous ces noms qu'on peut confondre, aussi bien dans ce monde que dans l'autre, et elle le cloua au mur, avec son adresse de chasseresse comme un papillon dont le destin était écrit depuis toujours.
"Santiago Nasar", avait-elle dit. p.49
Durant des années, nous fûmes incapables de parler d'autre chose. Notre comportement quotidien, jusqu'alors dominé par la routine la plus linéaire, s'était mis à tourner brusquement autour d'une même angoisse collective. Les coqs de l'aube nous surprenaient en train d'essayer de reconstituer la chaîne des nombreux hasards qui avaient rendu l'absurde possible ; et il était évident que nous n'agissions pas par simple désir de percer le mystère, mais parce que personne parmi nous ne pouvait continuer à vivre sans savoir exactement la place et la mission que la fatalité lui avait assignées.
Il se portait mieux que nous tous, mais quand on l'auscultait on entendait les larmes bouillonner dans son coeur.