Flaubert connaissait il le tableau de Delacroix, femme nue style odalisque couchée caressant de sa main lascive un perroquet au sol et celui de Courbet, d'un érotisme mâtiné de mysticisme, un perroquet survolant ailes déployées une femme nue offerte ?
A t il vu le tableau de Manet, sa femme au perroquet évoquant non pas l'érotisme, mais la chasteté et la décence : une femme vêtue des pieds à la tête d'une longue robe rose et un perroquet gris du Gabon sur son perchoir à ses côtés ?
Flaubert, qui connaît bien les pays exotiques, et dont l'expérience en cela se rapproche plus de Delacroix et Courbet va pourtant utiliser le modèle de la femme de Manet pour son conte «
Un coeur simple » : une femme prude, une pauvre fille de la campagne.
Les couleurs ont pour lui une importance capitale. En Egypte, il se « fait une ventrée de couleurs » qui l'intéressent par leur symbolisme. Dès le début du conte, les qualités des choses sont décrites par leur couleur : le noir couleur de l'abandon et du deuil, le gris de la poussière et de la pauvreté. « Chacun de nous a un prisme à travers lequel il perçoit le monde ; heureux celui qui y distingue des couleurs riantes et des choses gaies. », dit il.
Dans une approche qui n'implique que moi, je vais essayer de lire «
Un coeur simple » à travers ce prisme.
Félicité, malgré son prénom, va de déception en désespoir .Elle perd son amoureux, alors qu'il avait pourtant imaginé « qu'elle le devinait », dit
Flaubert, qu'elle le calculait dirions nous je crois.
Chagrin désordonné quand elle apprend qu'il s'est marié à une autre, et enchainements de pertes et de morts, celle de Virginie la petite dont elle avait fait le centre de sa vie , avec qui elle allait au catéchisme et contemplait la colombe grise du Saint Esprit. Virginie est l'objet unique de son amour, puis Victor son neveu, qu'elle aime inconditionnellement, et qui la quitte pour partir en Amérique. Comme Virginie, morte en pension loin d'elle, Victor part dans un pays étranger qu'elle avait imaginé rempli d'anthropophages dangereux, où il meurt. le départ, l'abandon précèdent dans les deux cas la survenue et l'annonce de la mort.
Félicité a tout perdu, amour, tendresse, maternité de seconde main lorsqu'un perroquet entre dans sa vie. D'Amérique, envoyé sans doute par Victor, croit elle. Un oiseau, comme la colombe du Saint Esprit, de plus revenu d'Amérique, et de plus, il parle. Non, il ne sait pas encore lire, mais elle non plus et elle parle à peine. Et de plus, il rit, et il la fait rire. Elle a perdu et persévère toujours, son « dévouement bestial » prend une allure mystique, d'autant plus qu'elle devient sourde à tous les bruits qui ne sont pas les trois phrases que Loulou répète, et qu'elle le confond avec le Saint Esprit.
Il est vert, ce perroquet Loulou, avec le bout des ailes roses, son front bleu et sa poitrine dorée. Pourquoi pas gris avec la queue rouge, ceux qui parlent ? Ou comme la colombe qui l'avait tellement fascinée ? ou comme celui peint par Manet, gris? Il semblerait que
Flaubert, qui a déjà parlé de la pauvreté de la maison grise, donc de la saleté, et du noir, couleur du deuil, tienne à mettre de la couleur lors du dernier amour de Félicité. Qui s'investit exclusivement dans la compagnie de son Loulou, comme elle l'avait fait avec Virginie et avec Victor. Elle a bien mérité un peu de couleur, non ?
Et si par cette couleur verte et rose de Loulou,
Flaubert nous donnait une autre vision de Félicité ? le vert du perroquet répond aux verts de la nature normande, les prairies, le renouveau, la renaissance. le bleu de sa tête évoque le bleu du ciel, celui que prie Félicité, la paix et l'amour, celui dont elle ne se déprend pas, même si les objets changent. le doré de la poitrine de Loulou rappelle bien évidemment les ors des églises et l'espoir d'un autre monde. Sous les jupes grises de Félicité, ses bas gris et son allure de vieille fille, elle porte un jupon rouge. Et lorsqu'elle se trouve en face d'un taureau furieux, elle le torée avec ardeur et succès pour protéger la famille qu'elle sert.
Courageuse, vitale, malgré ses déboires qu'elle accepte sans rancoeur, l'héroïne de
Flaubert n'est pas aussi terne et grise qu'elle peut le paraitre. Son perroquet contient toutes les couleurs et les qualités dont elle a besoin. Et puis elle s'appelle Félicité.