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Critique de HundredDreams


« Les mots sont plus grands que leur sens, et capables de vivre sans eux. »

Les livres sont mes compagnons d'évasion, une porte ouverte vers d'autres horizons. Chaque année, pour Noël, je m'offre un roman. Je prends le temps de le choisir, ne recherchant pas forcément la notoriété d'un auteur, d'un livre ou d'une maison d'édition. Je recherche un roman dense, original, bien écrit, et qui fait rêver. Et cette année, je me suis laissée tenter par « Kra » de John Crowley, suite à la critique très prometteuse de JustAWord que je remercie.
La couverture et des illustrations intérieures signées Sonia Chaghatzbanian sont superbes, mais je trouve vraiment dommage que l'impression soit de mauvaise qualité avec le titre en lettres dorées qui s'efface.

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En raison de leur plumage noir, de leur croassement rauque et lugubre, de leur rapacité et de leur nécrophagie, les corneilles et corbeaux sont, depuis toujours, dépeints comme des oiseaux de mauvais augure, porteurs de mort et de malheur.

« C'est peut-être à cette époque que les jeunes Humains se mirent à lire leur destin dans les Corneilles qu'ils dénombraient :

Une pour la peine
Deux pour la joie
Trois pour une fille
Quatre pour un gars
Cinq pour l'argent
Six pour l'or
Sept pour un secret qu'on cache encore

Les Corneilles de la région auraient pu leur dire qu'on en voit toujours moins qu'il n'y en a en réalité ; mais, comme les rares flocons de neige qu'on reçoit sur la langue ou les feuilles mortes qu'on réussit à attraper, ce ne sont que ceux ou celles qu'on dénombre qui importent. »

Les corvidés ont une influence considérable dans de nombreuses cultures (amérindienne, scandinave, asiatique, grecque, romaine...). Les mythes, les légendes, les croyances se sont tissés depuis le début de l'humanité autour de ces animaux funestes.
La littérature de toutes les époques s'est également emparée de cet animal, considéré comme un intermédiaire entre la vie et la mort.

« Quand tu rentreras chez toi, tu vas raconter ton histoire, …, et cette histoire sera répétée, et répétée encore. Même quand tu seras mort, on continuera de la raconter ; tu parleras et agiras alors à travers cette histoire et tu seras à nouveau en vie. »

C'est ainsi que John Crowley, primé en 2021 pour ce récit, offre aux lecteurs un roman fantastique insolite dans lequel le rôle principal a été confié à une corneille nommée Dar Duchesne, la première de toute L Histoire des hommes à avoir porté un nom à elle.

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Alors que les conditions climatiques se dégradent sur la Terre, un vieil homme trouve une corneille blessée dans son jardin.
En la soignant, il se rend très vite compte que cet oiseau est différent de ses congénères et qu'il cherche à communiquer avec lui. Avec le temps et en écoutant avec plus d'attention les cris de l'oiseau, l'homme est stupéfait de le comprendre. Et c'est ainsi qu'il va écouter le récit de cette corneille vieille de deux mille ans, qui a voyagé et est descendu à plusieurs reprises dans le royaume des morts dans lequel elle s'est emparée du secret de l'immortalité.

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Condamné à la vie éternelle, Dar a traversé les âges, de la préhistoire jusqu'à un futur indéterminé en déclin progressif, en passant par l'Europe médiévale, la colonisation du Nouveau Monde, et la guerre de Sécession.
Dar vole d'une période à une autre, et ses aventures, parfois ordinaires, d'autres fois magiques, offrent une vision personnelle de l'histoire des hommes à travers le temps.

« Il m'est à cet instant venu à l'esprit pour la première fois que Dar Duchesne a peut-être vécu des vies qu'il ne se rappelle pas aujourd'hui – des vies trop courtes, trop insignifiantes, ou tout bonnement perdues dans le temps et indisponibles pour en faire des histoires ou des souvenirs. J'y ai réfléchi. Je me demande en outre si les histoires qu'il me raconte, ou les vies qu'il se rappelle avoir vécues et quittées, relèvent d'un choix à ma seule intention. Celles que j'ai le plus besoin d'entendre. Il est possible qu'aux Corneilles il en raconte d'autres qui leur sont d'un grand intérêt. Celles-ci sont les miennes. »

Durant ce long récit, Kra va s'attacher à quelques humains, mais tout en gardant son instinct : une jeune fille chamane, un moine, un guérisseur amérindien, une jeune voyante aveugle et, enfin, le narrateur de l'histoire.
Pour ma part, je ne peux pas dire que je me sois attachée à Kra, alors que j'aime les oiseaux. Son appétit vorace de chair en putréfaction m'a refroidie et légèrement écoeurée. Mais j'ai aimé suivre ses aventures.

« Nous sommes maintenant faits d'histoires, mon frère. Voilà pourquoi nous ne mourons jamais, même quand ça nous arrive. »

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L'histoire traverse l'espace et le temps, offrant de belles réflexions philosophiques sur la vie, l'importance du nom, l'appartenance à un groupe, le pouvoir des histoires, la mortalité, la mort.
Et malgré toute cette noirceur et cette morbidité, j'ai trouvé l'histoire lumineuse, emprunte de merveilleux et de magie.

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Ce qui m'a beaucoup plu, outre l'écriture de l'auteur, à la fois poétique et imagée, c'est l'originalité du procédé narratif. En effet, l'histoire est racontée du point de vue du corbeau, par l'intermédiaire du vieillard. Ce sont bien les pensées de l'oiseau qui sont clairement exprimées, et sa propre voix résonne de son regard ignorant et lacunaire sur le monde des hommes.

L'auteur a sûrement fait des recherches assez poussées sur les oiseaux et en particulier les corneilles et les corbeaux car il réussit à incorporer subtilement dans l'intrigue leurs caractéristiques biologiques et leur comportement social, nous rendant Kra plus accessible.
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L'écriture de l'auteur est vraiment très belle, à la fois onirique, imagée et contemplative. Certains passages sont magnifiques, d'autres effrayants, nauséeux ou répugnants.

« Si les Humains devaient décrire les Corneilles, j'imagine qu'ils les compareraient à une écharpe noire aérienne étalée depuis l'autre côté de l'horizon jusqu'au milieu du ciel. »

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« Kra » est un roman qui brouille les frontières entre les genres littéraires. Entre réalisme magique et Fantasy historique, John Crowley propose un roman unique, étonnant, ambitieux, une fable douce-amère captivante, mais également exigeante. Ce roman se lit et se digère lentement pour en apprécier toute sa richesse.
Si vous aimez les mythes, si vous êtes attirés par des romans atypiques qui dépassent les limites de genres littéraires, ou bien, si les corneilles vous fascinent, laissez-vous tenter par l'histoire de Dar.
Quoi de plus intrigant que de vivre les histoires d'une corneille chapardeuse et égoïste, porteuse de mort !

« Dans la Terre il est une Porte
Vers les Cieux – quelque part – Où le Tégument et l'Esprit – À jamais – se Séparent. »
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