« tu es ma Dame aux mains gelées
les engelures de ton coeur sont en moi fissures
tes pieds si gonflés si froids ne tiennent pas en mes mains
tu subtilisais subtile et vive du vif-argent
tu apportais cela à ton amie qui fabriquait des explosifs
tu lui apportais aussi de la glycérine et de la strychnine destinée
à empoisonner les chevaux allemands
je broderai de pourpre un linceul de mots pour toi
tu te retrouveras insouciante entre raiponce et martagon
tu absorberas les étoiles telle une âme de violon faite de flocons »
(p.12)
Voilà bien un extraordinaire « linceul de mots », ce texte d'
Isabelle Cohen en hommage à sa mère ! Un texte à écouter, à dire à haute voix plus qu'à lire, tant la scansion ici est importante, tant le rythme donne élan au retour des souvenirs et dit aussi oublis et béances. Un texte construit comme un abécédaire, dans un ordre nécessaire, de A à Z comme les lettres du nom AuschwitZ, par une auteur qui se dit elle-même « fille d'Auschwitz », tant le camp a hanté la mémoire maternelle et sa transmission familiale :
« la construction de A…Z pour la destruction de A à Z
la destruction de la langue et de la culture Yiddish
parties en fumée avec des millions d'êtres vivants
la destruction de l'idée d'humanité
avec cet ordre il y a le désordre de ta vie
le désordre de la mémoire la tienne la mienne
la mémoire n'est pas linéaire
elle arrive parfois au matin sans crier gare
Auschwitz qui va de A à Z est une certaine définition de toi
l'ordre aussi
ta maison bien rangée
tes piles de linge
la chimie
[…] à quoi sert l'alphabet sinon à écrire des mots
à mettre des mots sur l'incompréhensible l'odieux l'insupportable » (pp.312-313)
Isabelle Cohen réussit ainsi à dresser le plus vivant des portraits de sa mère, égrenant les multiples détails, touchants et parfois drôles, d'une existence familiale, partagée avec ses frères, ancrée dans l'expérience de la déportation (dans le même convoi que
Charlotte Delbo, ici souvent évoquée) et du retour, et l'on sort bouleversé de sa lecture, ému par la puissance des mots. Merci, oui, mille fois merci à
Isabelle Cohen pour ce long poème aux voix multiples, texte de résistance à la belle lumière, comme elle le souhaitait !
Et merci aux Éditions Verdier, à ce travail régulier autour d'une littérature de témoignage, qui déstructure souvent la forme du récit, pour, à travers la voie vibrante du poème ou le chemin heurté des fragments, donner à entendre la chair vive de l'émotion. Ainsi, outre le présent «
Revenir Raconter » d'
Isabelle Cohen », le «
Tout le monde n'a pas la chance d'aimer la carpe farcie » d'
Elise Goldberg ou le «
Cher instant je te vois » de
Caroline Lamarche, récemment parus… Quand la littérature donne à l'expérience individuelle un terrain universel et nous touche au plus profond !