Compagnons

Elle avance, et ses épaules roulent en cadence. Elle essaie de ne pas penser à toute la rage qui l'étouffe.Le monde disparaît autour d'elle.Ce ne sont plus que des formes géométriques, des angles droits, des parallèles, le gris du macadam en bas et le blanc du ciel au-dessus.Tout est passé, délavé.
C'est peut-être pour cela qu'elle met tant de couleurs dans ses graffs. Pour redonner un peu de vie, un peu de chaleur au béton.

( p.29)

- C'est quoi, le tanin ? demande Naëlle
(...)
- Ça permet à la peinture d'adhérer au verre lors de sa mise en oeuvre.
Naëlle n'y comprend rien, mais ces mots l'envoûtent. Ils sont presque aussi fascinants que le vitrail lui-même. Elle s'étonne de ce que les belles choses possèdent de beaux noms.

( p.141)

- Tu sais, Naëlle, reprend-elle d'une voix tranquille, le travail manuel, ce n'est pas que pour les nuls.Les mains aussi peuvent être intelligentes.
Étrangement, l'expression frappe Naëlle.On ne lui avait jamais dit ça. Pour elle, il y a les intellos et ceux qui travaillent de leurs mains parce qu'ils savent rien faire d'autre.
( p.83)

Au fond, il y a le coin dédié au vitrail. Naëlle s'approche, fascinée. Elle voit, sur des étagères, des plaques de verre rangées verticalement, par teinte.Cela ressemble presque à une bibliothèque de verre.Quant aux dégradés de rouge, de bleu, de vert, de violet, ils donnent à l'ensemble un petit air d'arc-en-ciel pétrifié. C'est comme un musée dans lequel on aurait rassemblé toutes les couleurs du monde.( p.139)

Hélène explique tout avec de grands gestes :

- En fait, tu vas côtoyer deux types d'apprentis. Il y a ceux qui font le tour de France et les autres.
- Le Tour de France ?
Naëlle les imagine déjà à vélo.
- Oui, tout au long de sa formation, un compagnon doit passer par huit villes dans toute la France.Il reste une année chaque fois.Pendant ce temps, il travaille sur sa maquette ou son chef-d'oeuvre, comme ceux que tu as vus dans l'entrée .C'est l'expression d'une certaine virtuosité technique. Cette tradition existe depuis le Moyen-âge..
La jeune femme acquiesce. Ces termes l'intimident .
( p.123)

Quand elle se retourne enfin vers le vitrail, du moins la partie qui vient d'être posée, c'est l'émerveillement.
Elle a l'impression de se baigner dans de la lumière. Pour un peu, en fermant les yeux, elle sentirait la caresse des différentes couleurs.Chacune vibre d'une façon différente, à la manière d'un carillon.Et le vitrail résonne en elle comme une musique.
( p.182)

- C'est la rencontre avec un compagnon qui m'a sauvé. Il m'a appris que, travailler avec ses mains, ça avait de la valeur, contrairement à ce que nous faisaient bien sentir les conseillers d'orientation, avec leurs regards consternés.

( p.128)

Elle grimpe dans un tramway de la ligne 1, en direction du centre-ville.
Elle regarde Nantes à travers sa vitre.Un autre monde se dessine.Un monde avec du pognon. De la propreté. De l'abondance.Du vrai neuf, pas le faux superficiel qui sert de cache-misère.
( p.33)

Partout, c'est la même attention portée au détail où chaque élément a été pensé et façonné. Tout n'est pas à son goût, mais elle apprécie les beaux matériaux et la minutie avec laquelle tout est réalisé.
( p.125)

A présent, elle est capable d'en repérer partout où elle passe.Il y a toujours un morceau de verre coloré quelque part.C'est sa clé de compréhension. Même dans l'endroit le plus reculé, le plus sombre, le plus désolé, elle saura trouver un fragment de vitrail. Au pire, elle l'inventera, ses mains y pourvoieront.L'or de ses doigts saura faire briller la matière.
( p.332)