"La nostalgie de l'Insulinde" - chez moi ce mal n'est pas de nature topographique. Ma nostalgie n'a pas pour objet "Les Indes néerlandaises" mais l'époque où je vivais sans penser, j'ai la nostalgie de ce qui en moi s'est perdu et dont je ne sais plus exactement moi-même ce que c'était - clarté qui s'est changée en trouble, eau qui s'est changée en pensées d'asphyxie et de mort.
Il m'arrive de penser : ce mélange de bruits que j'entendais entre le crépuscule et la nuit, avant de m'endormir, avant mes trois ans, bruits de somnolence, bruits de rêve - c'est tempo dahulu. Les bruits du Pays doré. L'Atlantide n'est pas encore engloutie.
Tous les œufs de maman canard viennent d'éclore, sauf un, cet œuf -là est plus gros que les autres, de cet œuf-là sort un canard différent de ceux qui sont sortis des autres œufs. Mon poing est serré lorsque j'entends que tous les canards ordinaires harcèlent et ridiculisent et chassent du jardin ce canard différent, vilain avorton, l'obligeant à pénétrer dans le monde hostile où il n’y a pas de beauté ni de belle musique, mais une guerre permanente, des bombardements, des camps d'internement, la faim, la haine...
Pendant toute ma vie, j'ai été un canard différent.
Qu'avec moi, qui n'ai pas de nostalgie, la littérature des Indes néerlandaises prenne fin.
Tôt ou tard il faudra bien que tout soit pardonné, mais les remords demeurent et prolifèrent en moi telle une plante cancéreuse répugnante et exhalant une odeur pestilentielle. Ces remords se manifestent lorsque s'imposent à votre mémoire des souvenirs qui ont été évoqués non sciemment, vous submergeant tout à coup comme parfois, la douleur.