Géricault. Le retour à Paris, Synthèse d'expériences plastiques, Tome 5

Si l'on suit la chronologie proposée par Clément, qu'inspire Montfort, Géricault aurait travaillé au Radeau de la Méduse pendant les deux années 1818 et 1819. En effet, dit Clément, «Géricault employa le printemps et l'été de 1818 à compléter ses informations et ses études», ce qui supposerait qu'il avait commencé son enquête au début de l'année. Il avait loué un atelier au faubourg du Roule où, se trouvant proche de l'hôpital Beaujon, il se faisait fournir par les internes et les infirmiers des cadavres et des membres coupés pour faire des études anatomiques : «Pendant quelques mois son atelier fut une manière de morgue; il y garda, assure-t-on, des cadavres jusqu'à ce qu'ils fussent à moitié décomposés (...). Vers le commencement de l'hiver, au mois de novembre, me semble-t-il, Géricault ayant entièrement terminé ses esquisses et ses études préparatoires et même déjà tracé au carreau sa composition sur la grande toile, se retira dans son nouvel atelier du faubourg du Roule, où il resta tout le temps que dura l'exécution de son tableau dans une solitude presque absolue (...).

Cependant, le Journal des débats ne publia pas la totalité de ce rapport. J'ai retrouvé une copie intégrale du document original et j'ai pu constater que de larges passages sont restés inédits. Si je m'y suis intéressé, c'est parce qu'il n'est pas impossible que cette copie, réalisée sans rature de la fine écriture d'un greffier, ait été dans les mains de Géricault. Je l'ai retrouvée, en effet, dans l'atelier de Paul Huet avant la dispersion de celui-ci. Que faisait-il donc là et quel intérêt pouvait attribuer ce paysagiste à ce drame dont son art était si éloigné? N'oublions pas l'origine des oeuvres d'Auguste qui se sont trouvées longtemps dans l'atelier de Paul Huet: elles sont venues à Paul Huet par legs de Delacroix. Par cette voie, ce manuscrit n'est-il pas arrivé à Paul Huet qui posséda aussi des dessins de Géricault et un moulage de son cheval anatomique?

L'artiste avait-il commencé à peindre? Il ne semble pas, puisque c'est seulement le 17 janvier 1819 que nous le voyons louer un mannequin d'homme, rendu le 6 août 1820, donc après l'achèvement du Radeau. A quoi a servi ce mannequin puisque nous savons que le peintre faisait poser des modèles vivants, dont certains, nous le verrons, sont identifiables? Il faut croire que ces modèles n'ont pas posé tout le temps de l'exécution et qu'ils ont été «relayés» par le mannequin portant leur vêtement, quand les figures étaient habillées ou semi-habillées, ce qui est le cas pour sept d'entre elles.

Le naufrage de La Méduse eut une portée politique considérable. Il mettait en évidence le scandale des «rentrants», ces émigrés incompétents, auxquels on confiait des postes de responsabilité dans l'armée ou la marine, tandis qu'on mettait en disponibilité des gradés éprouvés qui avaient eu le tort de servir sous l'Empire. Du Bouchage le comprit; Chaumareys fut condamné à trois ans de prison militaire, à la dégradation, à la perte de la Légion d'honneur et de cette croix de Saint-Louis que lui avait valu sa participation à l'expédition de Quiberon.