Présenté comme le titre qui a ouvert la voie à la science-fiction moderne française,
Ravage, de
René Barjavel a de quoi intimider ! Publié en 1943, ce classique est peut-être le premier roman post-apo made in France. Il est aussi pré-apo et apo : l'auteur ne nous propose pas moins qu'une dystopie imaginée un petit siècle en avant, la survenue d'une catastrophe à l'échelle mondiale, l'effondrement de la civilisation, le chemin douloureux des rescapés en mode survival, et enfin la naissance d'une nouvelle société (plus ?) humaine dans ce monde post-apocalyptique.
Beaucoup d'aspects m'ont impressionné dans cette lecture.
À commencer par le fait que l'auteur ne fait l'impasse sur aucune étape, ce qui d'intuition me paraît difficile à réaliser sans s'éparpiller, et d'ailleurs peu s'y risquent.
Barjavel, lui, a réussi cette prouesse, et de quelle manière ! Sur une période de quelques semaines seulement, les évènements s'enchainent naturellement. J'ai aimé la progression linéaire, simple et efficace. Par opposition, je pense par exemple à la chronologie triturée du Crépuscule de Briareus.
Barjavel est réputé pour sa plume – à mon humble avis l'une des plus douces et inspirées chez les auteurs de SF français, ce qui n'est sans doute pas étranger à son immense succès populaire. J'avais déjà lu son best-seller :
La nuit des temps.
Ravage est l'un de ses tout premiers romans, et déjà plein de qualités. Je ne citerai que son art des métaphores, qui inondent littéralement sa prose. L'exemple le plus proche qui me revient est celui de
Ian Watson dans
l'Enchâssement. Mais tandis que les métaphores de Watson, complexes et ciselées, obligent parfois à relire un passage plusieurs fois, celles de
Barjavel s'impriment immédiatement dans l'esprit sans pour autant flirter avec les clichés. Ça a l'air tellement facile !
Ravage questionne la condition humaine. Parmi les thèmes abordés : l'humanisme, le rapport à la nature, le rapport au progrès.
Ravage est une critique frontale, viscérale du machinisme, du progrès à tout-va, dans laquelle la sainte Nature – à la fois victime violée et juge tout puissant – tient le véritable premier rôle.
Ravage, c'est aussi un formidable hommage à la paysannerie (on remarquera la dédicace en première page). L'auteur ne manque pas une occasion de confronter le monde des villes à celui des champs, exploitant efficacement le thème de l'effondrement qui permet de remettre les pendules à l'heure. Ainsi le choix du héros (un jeune paysan pauvre mais fougueux) et celui de l'adversaire initial (un dirigeant parisien qui ne sait rien faire de ses mains). Mais l'hommage va bien plus loin, et le roman est constellé de références respectueuses au monde rural.
Le ton du roman est plutôt ambivalent. Il y a un côté sombre, impitoyable et inéluctable très marqué, notamment dans la narration de la catastrophe et du sort des survivants. C'est une vision puissante d'anéantissement, sans verser gratuitement dans le gore. Et puis il y a cette lumière, parfois vacillante, jamais éteinte : l'espoir, la foi, la vie. Au terme de cette lecture, il me paraît bien difficile d'estimer qui l'emporte : optimisme ou pessimisme. Mais une chose est sûre : les deux sont au rendez-vous.
J'ai tout de même relevé quelques défauts :
Au niveau de l'exposition : l'intrigue mise en place dans la première partie autour des principaux personnages est plus que correcte : elle paraît prometteuse. Or, cette intrigue est brutalement court-circuitée par les évènements qui vont suivre. Je comprends l'effet souhaité derrière, mais cela m'a laissé la vague impression d'une promesse non tenue.
La société futuriste décrite par
Barjavel est riche en détails. Si j'apprécie toujours les auteurs qui « se mouillent » ainsi, j'avoue avoir été surpris par la quantité d'aspects peu vraisemblables, comme les caractéristiques physiques des différents modes de transport.
Dans la troisième partie (« le chemin de cendres »), il y a quelques passages qui s'éloignent de la trame principale, comme celui de la maison des jeunes filles, ou celui sur le centre de recherche psychiatrique. J'ai trouvé que ces passages étaient peu crédibles et qu'ils cassaient le rythme.
Régulièrement dans le roman, des parenthèses narratives sont insérées. Elles adoptent toutes le temps du présent (le reste du récit est au passé) et visent à apporter des informations contextuelles. Ces passages sont bien écrits et arrivent pile-poil au moment adéquat. Cependant j'ai trouvé que leur insertion brutale rompait souvent le rythme. Dédier des chapitres distincts me paraît peut-être préférable, comme le fait
Ursula K. le Guin dans
la Main Gauche de la Nuit.
Enfin un côté patriarcal et viril très prégnant (jusque dans la vision donnée dans la dernière partie) qui pourra gêner, même si de nombreuses raisons peuvent l'expliquer.