Il me semble que
Jean Anouilh, en tant qu'auteur du milieu du 20ème siècle, a toujours donné une place prépondérante à la guerre et ses conséquences diverses dans ses oeuvres.
Pour moi,
le Voyageur sans bagage n'y échappe pas et cette fois-ci, plutôt que la guerre en elle-même, c'est l'après, et les effets physiques et psychologiques sur les survivants qu'elle entraîne, qu'
Anouilh a voulu traiter ici.
Pour résumer rapidement, l'intrigue tourne autour de "Gaston", un vétéran de la première Guerre Mondiale qui, après être resté dix ans en asile, complètement amnésique, est poussé par la duchesse Dupont-Dufort à retrouver sa vraie famille. Ils rencontrent alors la famille des Renaud, des bourgeois persuadés de voir en Gaston le fils perdu de la famille, Jacques.
D'après moi, cette pièce de théâtre écrite en 1937, aborde une variété de sujets bien plus grande qu'un simple drame familial. Elle parle de la mémoire des combattants mais aussi de leur identité et de la reconnaissance parfois malsaine que leur octroie la société.
Rien que dans le titre, le double sens est évident : Gaston, c'est le voyageur qui n'a pas de valise, pas d'affaires, mais qui est également libre du bagage de la mémoire, complètement amnésique et inconscient de qui il était dans une vie passée. Confronté à son passé, va-t-il l'accepter ou va-t-il au contraire décider de s'en détacher ? Comme le dit la pièce, c'est là peut-être le privilège des amnésiques : ce sont les seuls à pouvoir se permettre de faire table rase du passé, et recommencer à zéro, ailleurs ou autrement.
Le parallèle avec les soldats traumatisés du combat revenant du front me semble approprié. En effet, Gaston était "quelqu'un" au moment de partir à la guerre, et il revient complètement transformé, littéralement un autre homme. Mais l'amnésie mise à part, ce constat n'était-il pas valable pour tout homme parti et revenu d'une guerre si terrible qu'elle en aurait laissé des profondes séquelles à quiconque aura vécu dans les tranchées ? N'y avait-il pas, au retour, comme une sorte d'inévitable incompréhension entre eux et la famille, la "population civile", restée à l'arrière, tandis que, la vie continuant son cours, on demandait aux guerriers de reprendre une existence normale, bon gré, mal gré ?
Bien sûr, le rejet de Gaston de la famille Renaud, et le refus d'être assimilé à un passé qu'il ne reconnaît pas et auquel il ne souhaite pas être associé, est le moteur principal de l'intrigue de la pièce. Comment s'identifier à quelqu'un que tout le monde décrit comme brutal, violent, impulsif, méchant, violeur, trompeur, un voyou à qui on a pourtant passé tous les excès, uniquement grâce à ses liens familiaux ?
Peut-être cette sorte d'indifférence à la méchanceté voire à l'acte de mort (Jacques possédait une collection d'animaux empaillés qu'il piégeait avant de les achever au couteau de chasse) est-elle à mettre en parallèle avec celle dont les familles et la nation ont faites preuve au retour des soldats de la Grande Guerre.
Car à l'époque d'
Anouilh, l'armée n'est pas encore professionnelle, et la Grande Guerre fut menée principalement composée de conscrits, autrement dit des gens normaux envoyés s'entre-tuer sur un front bourbeux pour le compte d'intérêts qui les dépassent. Est-il alors normal de recevoir en héros des vétérans revenus des combats certes traumatisés, mais ayant au final fait le jeu de puissances politiques et financières, en tant que meurtriers assassinant des gens qui auraient pu, de l'autre côté de la frontière, être des amis, des cousins, des frères, bref des gens comme eux ?
Anouilh, en ce sens, critique les valeurs de la société bourgeoise, sa bêtise et son manque de remise en question devant la pulsion de mort qui est considérée comme un simple "fait acquis" (les choses sont ainsi, on ne peut rien y changer, il faut les accepter telles quelles).
Il appuie son propos par une critique de l'ignorance totale de cette philosophie d'une quelconque notion de bien-être animal, par quelques tirades en défense des "petits animaux des bois" qu'on qualifierait aujourd'hui d'animalistes. Peut-être que de nos jours,
Anouilh aurait été militant chez L214 ?
Au fond, je pense qu'on peut voir nombre de sujets dans cette pièce, une critique de la morale bourgeoise et de la guerre comme souvent chez
Anouilh, mais avec peut-être un style et des références qui semblent datées aujourd'hui.
Le lire et le mettre en scène n'est pas évident de nos jours (et d'ailleurs on ne voit pas souvent du
Anouilh au théâtre), car pour l'apprécier il faut bien comprendre le contexte dans lequel ses oeuvres ont été produites, ce qui pourrait en rebuter plus d'un.