LA FLORAISON
Les marronniers mettaient leurs premiers bourgeons verts
Dans le blanc ciel d'Avril aux ombres inquiètes,
On vendait les derniers bouquets de violettes,
Le Printemps s'échappait des noirs mois entre'ouverts,
Quand les premières fois je la vis. A travers
Les dessins emmêlés de ses sombres voilettes,
Je lus, d'un seul regard, les souffrances secrètes
Et les longs désespoirs, dans ses yeux doux et fiers.
Ma pitié s'attacha par des rêves tremblants
A la triste inconnue ; et lorsque je l'aimai,
L'été allait ouvrir le temps des fleurs écloses.
On vendait les premiers bouquets de jeunes roses,
Et dans l'azur uni du calme ciel de Mai
Les marronniers mettaient leurs derniers thyrses blancs.
Les caresses des yeux sont les plus adorables ;
Elles apportent l'âme aux limites de l'être,
Et livrent des secrets autrement ineffables,
Dans lesquels seuls le fond du cœur peut apparaître.
Les baisers les plus purs sont grossiers auprès d'elles ;
Leur langage est plus fort que toutes les paroles ;
Rien n'exprime que lui les choses immortelles
Qui passent par instants dans nos êtres frivoles.
Lorsque l'âge a vieilli la bouche et le sourire
Dont le pli lentement s'est comblé de tristesse
Elles gardent encor leur limpide tendresse ;
Faites pour consoler, enivrer et séduire,
Elles ont les douceurs, les ardeurs et les charmes !
Et quelle autre caresse a traversé des larmes?
Quand je songe qu'un jour, sous des faces ridées,
Nous serons deux vieillards à l'àme obscure et lente,
Marchant à pas tremblants, parlant à voix tremblante.
Cherchant de rares mots pour de rares idées,
Quand je vois que l'amour, qui hors de nous rayonne,
Qui nourrit nos regards, éclaire nos sourires.
Et ravit nos esprits en surhumains délires
Où le sang comme un vin ensoleillé bouillonne,
Ne sera plus qu'un point tout au fond de notre être,
Où la faible mémoire en tâtonnant pénètre,
La dernière étincelle en nos corps presque éteints,
Je pense à ces Anciens qu'une mort volontaire
Restituait entiers et libres à la terre,
Dédaigneux de l'effort des ans et des destins.
Quand je l'embrasserai sous un treillis de roses,
Je veux que vous ayez notre premier baiser,
O chers yeux qui m'avez avoué tant de choses,
Et mon âme sur vous montera l'épouser ;
Je veux que vous sentiez sur vos paupières closes
Les prémices de ma tendresse se poser.
Sources de mon bonheur, clartés des jours moroses,
Dont l'émoi découvert me permit seul d'oser ;
Afin que vos regards, quand vous vous rouvrirez,
Reparaissent changés et déjà rassurés
Par cet avant-coureur d'un long amour fidèle.
Il est juste, ô chers yeux, chers yeux tristes et doux,
Que sur vous, sur vous seuls, mon premier baiser scelle
L'amour inespéré qui m'est venu par vous.