"La fin de l'homme rouge", ou " le temps du désenchantement", est une magnifique fresque, issue de dialogues, d'interviews, d'enregistrements, que
Svetlana Alexievitch a collecté pendant des années. Elle a parcouru l'ex immense empire, stylo et carnet en poche, ou posant un magnétophone sur des coins de table de datcha perdue, ou de palais moscovite ; revenant parfois plus tard, quand la parole était difficile. Anciens colonels de l'armée rouge à la retraite, ex prisonniers du goulag, enfants d'apparatchiks, habitants des anciennes provinces soviétiques, mère de milicienne disparue, jeune femme arriviste ne vouant plus son énergie qu'à une cause, la sienne….C'est une formidable immersion dans l'histoire, la géographie, et la sociologie de ce bloc si longtemps fermé.
Que reste-t-il de l'homo sovieticus ? Cette histoire est une plongée dans des sortes d'enfer concentriques, se contenant les uns avec les autres. A la différence du totalitarisme nazi, le soviétique fut rallié par des gens idéalistes, pétris de valeurs humanistes, qui acceptèrent pourtant souvent d'avaler des couleuvres, de se soumettre et de collaborer à un régime d'oppression impitoyable. Mais peut-on liquider cette histoire en un jugement si péremptoire ? Cet empire a représenté un espoir pour deux ou trois générations, et a fasciné assez les intellectuels et les révolutionnaires du monde entier, pour qu'ils oublient leur codes des humanités ordinaires, s'en remettant à la promesse de lendemains meilleurs.
L'auteur n'est pas là pour juger. Mais les témoins le font souvent à sa place, avec colère, regret, émotion, ou amertume. Les victimes dans ces histoires à double ou triple fond deviennent parfois eux mêmes bourreaux, ou complices, ce qui explique embarras, et ambivalence. Beaucoup restent malgré ce qu'ils ont vécu nostalgiques de cet empire qui se faisait respecter, et engendrait chez eux un sentiment de fierté. le ciel tout à coup s'est effondré, disent ils souvent.
Nous sommes là dans les années 90, ce moment où l'on casse les statues de Marx et de Staline, où l'on vend sur le marché de Moscou, des médailles militaires et des uniformes de maréchaux. "Etait-ce la peine d'avoir écraser les nazis pour capituler sans combattre, et vendre notre âme à Mac Donald ?" Ils ne reconnaissent plus leur pays, et déplorent que leur idéal ait été bradé contre un rêve en toc, celui du marché capitaliste. L'état tout puissant qui subvenait à tout, et qui régulait les écarts de richesse, a laissé place à une jungle mafieuse, ultra libérale, bradant les entreprises d'états les unes après les autres, voulant semble-t-il réaliser cette globalité que le communisme rêvait de mettre en place… Les professeurs constatent désabusés que personne ne s'intéresse plus à la culture classique, à Tolstoï, à
Tchekhov... Les autodafés de livres qu'Hitler avait entrepris sont devenus inutiles. Les oeuvres de Marx et de
Lenine sont amenés au pilon, à la décharge, victimes du désintérêt total plus que de la police de la pensée. Ce pays qui comptait un nombre extraordinaire d'érudits et d'ingénieurs, est fasciné par les images en toc de l'occident, et se suicide d'une façon inexplicable, en laissant beaucoup de ces citoyens médusés, tétanisés, sur le bord du gouffre, abandonnés par l'état, obligés de faire la manche pour survivre. Si la révolution soviétique fut quelque chose de totalement inédit dans l'histoire du monde, sa chute atypique le fut tout autant.
« Je me souviens de cet éclat que les gens avaient dans les yeux au début de la perestroïka. Je ne l'oublierai jamais. Ils étaient prêts à lyncher tous les communistes. Ils étaient prêts à les envoyer dans les camps. Les livres de Maïakovski et de Gorki s'entassaient dans les poubelles. On mettait les oeuvres de
Lénine au pilon….J'en ai récupéré…. Oui je ne renie rien ! Je n'ai honte de rien ! Je n'ai pas retourné ma veste, je n'ai pas gratté ma peinture rouge pour me repeindre en gris. Il y a des gens…. Si les rouges arrivent, ils les accueillent à point ouvert. Si c'est les blancs, ils accueillent les blancs…. » (Ilena Iourevna.) .
Il faudra un certain temps pour que les supporters de la révolution poussée par Eltsine battent leur coulpe, et s'aperçoivent qu'on les a bien trompés, et que si les supermarchés sont maintenant bourrés de marchandises et de gadgets, bien peu d'entre eux peuvent les acheter. "Comment avez-vous pu être si naïfs ?" Se voient reprocher les anciens communistes, par une jeunesse qui ne connait rien à l'histoire, ne veut pas entendre parler de la révolution de 17. Cette nouvelle génération qui apporte ici aussi son témoignage, et sa vision du pays, veut faire de l'argent rapidement, voyager, prendre du bon temps . Et Pourtant certains arrivistes de la première heure, celle des années 90, où il fallait profiter d'un opportunité inédite, et être filou et malin, pendant que les autres rêvaient, ou ne croyaient pas ce qui se passait, confessent une nostalgie parfois pour le monde d'hier. On se partageait un saucisson dans la cuisine, en discutant littérature, disent ils, émus, évoquant ce passé où la communion et l'entraide étaient la grande richesse. La sainte et grande Russie n'a que faire de ces gadgets et de trop de confort, concèdent ils, en remontant dans leur Mercedes ! Force est de reconnaître dans ces paradoxes les traits allant du comique à la passion exagérée et aveugle, traitant de cette âme russe insaisissable et passionnée, que les grands auteurs Russes ont su exploiter dans la littérature. Ah ! Les cuisines ! Voilà où semble-t-il se logeait l'âme russe, pendant des décennies...L'occidental découvre dans ce livre combien c'était des cocottes minutes de la culture et de socialité. Il semble qu'on ait davantage rêvé de changer le monde dans les cuisines soviétiques, que dans les salons français du dix huitième siècle. Mais la roue tourne, les nouveaux témoins sont contents que Poutine soit un nouveau tsar. Rétablir déjà la dignité du pays, disent il...Il faudra attendre ces dernière années, pour que les objets déclassés de l'ex union soviétique soient de nouveau à la mode, et que les jeunes se remettent à lire « Le capital . En lisant ces témoignages, on réalise que la Russie a vécu en un temps très court, et à un niveau d'ampleur inégalée ce que nous vivons nous mêmes à l'instant : le glissement insidieux de la culture vers la barbarie, où l'argent roi, et la vulgarité, sapent ce qu'on estimait sacré, et éternel. Cela est parfois si cruel, ou révoltant, qu'on préférerait que cela soit de pures fictions, si improbables, que l'on dirait alors : « Des choses pareilles heureusement ne se passent pas dans la vraie vie »
Ainsi, on pourrait se croire protégé de l'indicible, de la monstrueuse cruauté des hommes, quel que soit le pays que l'on habite. Étoile entourée de bleu, ou de rouge. Les idéaux ne valent plus grand chose quand la mort semble toute proche, et qu'un pied vous écrase la figure. Il y a heureusement dans ces histoires, la figure du bon samaritain, qui fait reprendre confiance en l'humanité. Cette âme miséricordieuse, qui vous réconcilie avec l'humanité, est présente dans bien des récits de souffrance. On la trouve non seulement dans « La guerre et la paix » de
Leon Tolstoï, quand le prince Pierre, promis au poteau d'exécution par les soldats de Napoléon, se voit offrir une pomme de terre par un mendiant tout aussi affamé que lui. Et plus jamais, une fois sauvé, lui qui n'avait jamais manqué de rien jusqu'alors, sa vie ne sera comme avant. Ce sont bien les épreuves, qui révèlent la valeur des hommes !
Le Dickens des « grandes espérances » me vient autant en mémoire que «
Les misérables » de
Victor Hugo. La même évocation d' anciens taulards, de réprouvés, qui avaient fait résilience et surent inverser le destin, et donner une caresse, un abri au chien errant, au lieu de lui foutre un coup de pied au ventre. Les
contes des mille et une nuits nous avaient déjà prévenu : Combien de princes se sont endormis un soir en un palais luxueux, pour se réveiller au matin, sur un lit de pierres, dans un désert glacé ? Le désenchantement ressemble parfois à cette « saudade » Portugaise, faite d'un spleen à propos du pays natal qu'on a quitté, dont on n'a pas fait le deuil. le thème de l'exil, de l'exode permanent, à la recherche d'une frontière illusoire, du pays d'après, est constitutionnel de bien des histoires américaines :
« J'ai toujours envié les gens qui peuvent retourner sur les lieux de leur
enfance, ceux pour qu'il existe un endroit où ils se sentent chez eux. » Nous dit, à travers
Paul Auster, un certain Timothy Akerman-(Californie). Pour dire que ce livre m'a rappelé le tout aussi bouleversant livre de témoignage de cet auteur américain dans « j'ai cru que mon père était dieu »
Pour l'ex homme rouge, l'éclatement de l'empire a abouti à la prise de conscience douloureuse qu'il n'était plus question maintenant d'avoir des contacts avec leurs voisins d'avant, cette l'époque où l'homo sovieticus avait aboli les concepts de nationalisme entre les provinces de l'empire. Alors, chacun s'est souvenu qu'il était Arménien, Géorgien. Ou Russe. Ou on leur a rappelé. Les pogroms ont commencé un peu après…C'est alors qu'une des témoins d'Alixievitch auraient très bien pu rencontrer Une de ceux d'Auster, sur une plage du Pacifique...
« Tout le monde est parti. Pour sauver sa peau. Nous avions des amis qui vivaient en Amérique, à San Francisco. ...C'était si beau. L'océan est partout. Je passais des jours entiers au bord de la mer à pleurer. C'était plus fort que moi. J'arrivais de la guerre, d'un pays où n'importe qui peut se faire tuer pour une bouteille de lait...Un vieux monsieur marchait sur le rivage. Il disait que la beauté et l'océan, ça guérit. Il m'a consolé longtemps...Les larmes coulaient encore plus fort….Les mots gentils me faisaient pleurer plus que les coups de feu à la maison. Plus que le sang. Mais je n'ai pas pu vivre en Amérique. Je voulais retourner à Douchambé, et si c'était dangereux de rentrer, je voulais vivre le plus près de chez moi. Nous avons déménagé à Moscou ! »
Un livre qui ne finit pas de raisonner en nous..