- Tu devrais avoir peur, j'ai déjà tué cinq personnes.
Il s'intéressa à son métier, à son quotidien, à ses plats préférés quand elle était enfant, voulut savoir si elle aimait cuisiner. Il prenait et donnait, ses souvenirs et ceux de Blum, la vie à lui et la sienne. Les frontières se brouillèrent, un dialogue se noua, et ils discutèrent presque comme des amis se retrouvant après une éternité.
Elle dormit trois heures avant de se réveiller, tourmentée par un rêve. Assise dans son lit, elle revit les images du passé. Il lui sembla tout revivre. C’était si proche : le prêtre qui suppliait qu’elle l’épargne, qui mentait. Un des assassins de son mari. Elle lui avait coupé la tête d’un coup de hache, cette tête qui avait roulé par terre. Blum ne cessait d’entendre ce bruit, le crâne qui cognait au sol, comme la sonnerie d’un réveil qu’on n’arrive pas à éteindre. Ce secret, ce sombre secret qu’elle taisait au monde l’avait arrachée au sommeil. Blum avait cru ne pas pouvoir se sentir plus mal qu’au cours des dernières heures, mais ces images du passé vinrent brièvement masquer les événements de la soirée. Elle ne voyait plus que la tête du pasteur qu’elle avait fourrée dans un sac, son cadavre qu’elle avait éliminé. Du sang partout, un rêve qui n’en était pas un, plus douloureux encore qu’Ingmar et Alfred, que l’alcool qui faisait rage en elle. Six heures après être allée se coucher, Blum souhaitait de nouveau une fin toute simple. Être morte, parce que la vie était trop dure.
Elle voulait tout effacer, ne plus rêver, effrayée par ce passé si proche. Elle était seule. Seule avec ses actes. Seule au Solveig.
Ces derniers jours, Blum n’a cessé d’observer cette femme si insouciante qui prend tant de plaisir à manger, à boire du vin, à vivre. Une bacchanale au plafond, un festin, et pour elle, une gifle. Blum contemple ce qu’elle n’aura plus jamais. Ce qui aurait pu advenir : les cerises qu’on cueille quand on en a envie, l’ombre en été quand on s’allonge dans l’herbe, sous les branches. C’est si bon. Rien qu’une fois encore. Puis elle ferme les yeux et meurt.
Ce qui était jadis une évidence est devenu presque impossible, comme les choses les plus simples, chaque mouvement, respirer. Il n’y a plus là que de la viande desséchée, qui restera ici pour toujours. Personne ne vient la sauver.
Elle voulait à tout prix croire à un conte de fées, à une sœur, et au monde idéal auquel elle avait toujours rêvé. Mais tout ce qu’il y avait là, c’était Alfred, l’homme tremblant qui laissait cet hôtel désert depuis vingt ans, et Ingmar, qui ne faisait que balancer des lapins contre le mur.
Comme dans un film. Elle observa son monde s’effondrer et se vit foncer vers sa propre perte, contempla ce qui se déroulait en bas, dans le parc, et à la maison.
L’inaction et l’impuissance étaient pires que tout, se retrouver à la merci des événements, dans une maison abandonnée au bout du monde, condamnée à attendre, à accepter que sa vie telle qu’elle l’avait connue jusqu’ici ait irrémédiablement disparu. L’impuissance et la peur
Pour ne plus rien ressentir. Pour que cela ne revienne plus. De l’alcool, parce qu’oublier était impossible.
Un malheur n’est pas un arbre. Il ne met pas des années à pousser ; en général, il arrive du jour au lendemain.
L’être humain réduit à une matière première. Et pourtant, c’était l’effroi qui les attirait, le fait que ces corps aient jadis été des gens absolument normaux. La vie, et ce qui venait après. L’horreur déguisée en art.