— La difficulté, reprit Delafeuille, c’est d’échapper au matraquage médiatique. Pour les livres comme pour le reste. Aller chercher dans les rayons du fond, en prendre un au hasard. Mais personne ne fait ça.
— Oui, c’est vrai.
— Déjà, vous avez des rayons de prédilection. Le polar, la science-fiction. Le développement personnel. Ou la littérature, bien sûr. Mais vous n’entrez pas dans une librairie, en fait. Vous entrez dans votre rayon habituel.
— C’est très juste, dit Nicole. D’ailleurs, les gens qui achètent le livre de la rentrée, c’est surtout pour des raisons sociales, non ? C’est un peu comme Roland-Garros. C’est ce qu’on fait en septembre-octobre. Pas sûr qu’ils le lisent, par contre.
— Puis après, à Noël, tu offres le Goncourt, dit Muriel en riant. On ne va pas te reprocher d’avoir offert le Goncourt.
— Tout ça n’a pas grand-chose à voir avec la littérature, conclut Delafeuille.
La dernière rentrée littéraire, c’était hallucinant, dit Muriel. Je me souviens, quand j’étais gamine, d’un seul coup en septembre, ils poussaient les romans sur le côté pour vendre des manuels scolaires. T’as l’impression que c’est un peu pareil, sauf que c’est plus des manuels scolaires… Ils poussent Tolstoï et Kawabata pour faire de la place à des gens qu’on aura oubliés l’année prochaine.
Je vendais du livre scolaire. Tous les ans il y avait des appels d’offres, émis par la coopération. Ce sont des marchés énormes. Énormes. Et les familles africaines mettent plus d’argent dans les livres scolaires que dans les médicaments, vous savez. Un enfant qui meurt, c’est moins grave qu’un enfant qui ne sait ni lire ni écrire, parce que celui-là n’a pas d’avenir. On parlait de millions. On s’est vraiment goinfrés. Les gens pour qui je travaillais, en tout cas.
(Les premières pages du livre)
Delafeuille tomba immédiatement sous le charme de Delphine. Sa haute silhouette, son élégance, la vivacité de sa démarche, une
certaine gaucherie préservée, ce sourire solaire et désarmant, elle était bien telle que Luc l’avait décrite: une femme unique, comme on n’en rencontre qu’une seule fois dans une vie, ou, ainsi qu’il l’avait précisé, comme il n’en existe qu’en littérature.
– Bonjour. Je suis Delphine.
– Oui, j’avais deviné.
Malgré lui il s’inclina légèrement. Depuis l’arrivée du Covid en Occident on n’avait plus à poser la question de rigueur: «On s’embrasse?» On ne s’embrassait plus. On ne se serrait plus la
main, et quant à singer ces gestes des jeunes générations, il n’en était pas question.
– Luc est en plein travail. Vous le connaissez, il est hors d’atteinte dans ces moments-là. J’ai proposé de venir vous chercher. Il ne l’aurait pas demandé, mais j’ai bien vu qu’il était soulagé.
Il rit avec elle. Il se sentit immédiatement à l’aise, et remercia le ciel de cette aubaine. Il n’était en général pas à l’aise avec les femmes, et moins encore avec les femmes des autres. Surtout, combien de fois avait-il perdu un ami, parce que celui-ci avait décidé de convoler avec une créature objectivement insupportable?
– Je suis garée là-bas. Voulez-vous que je vous aide?
– Non, ça va, dit Delafeuille en balançant son sac sur son épaule.
Je suis un vieux monsieur, mais pas encore tout à fait impotent.
– Je vous ai vexé.
– Pas du tout. Nous avons le même âge, Luc et moi, vous savez. Ou vous aurait-il menti sur ce point? À nouveau, il rit avec elle. Ils sortirent de la gare. Le soleil était encore haut, c’était presque l’été indien, ici dans le Sud-Ouest. La
petite valise à roulettes de Delafeuille faisait un bruit infernal sur le bitume, qui lui fit prendre conscience du silence qui régnait à Farsac. Que disait encore son guide? Mille cinq cents habitants, quelque chose comme ça. 1275 âmes. Elle tendit le bras et deux lumières brèves ponctuées d’un étrange bruit de baiser indiquèrent que c’était là sa voiture, une petite BMW électrique. Comme beaucoup de vrais Parisiens, Delafeuille n’y connaissait rien en automobiles, sujet qui ne l’intéressait absolument pas, mais il ne comprenait pas très bien l’utilité de ce genre de voiture, évidemment pensée pour la ville, dans un lieu aussi isolé. Il se garda bien d’en faire la remarque, ne sachant comment elle le prendrait.
Elle l’invita à poser ses bagages sur la banquette arrière, le coffre étant «encombré de tout un tas de choses pour les animaux».
La voiture démarra dans un silence total, qui le prit au dépourvu. Il n’était pas habitué aux voitures électriques.
– Ah, c’est étonnant. Alors, vous y croyez?
– Quoi donc?
– La transition écologique, tout ce dont on nous rebat les oreilles depuis quelques années.
– Oh, Luc et mon fils ont eu cette discussion interminable sur l’impact réel de…
– Oui?
– Vous en parlerez avec eux, si vous voulez. (Elle rit à nouveau, un rire joyeux, clair, enfantin, si différent des ricanements mondains auxquels il était habitué.) Vous connaissez Luc, c’est une
encyclopédie vivante. Il paraît qu’un expert avait prévu la fin des énergies fossiles pour 2015. Et il n’y a jamais eu autant d’essence à disposition, semble-t-il. Mais je la trouve très mignonne, cette voiture. Et puis c’est tellement agréable à conduire.
Ils traversèrent le petit village de Farsac, que Delphine qualifia d’adorable, et qui l’était effectivement, avec ses maisons de pierre
ocre aux tuiles carmin. C’était peut-être un peu trop propre à son goût à lui, il trouva que ça avait un petit côté Disneyland. Elle lui montra au passage la cour de l’école, sur laquelle on avait une vue plongeante depuis la petite rue qu’elle emprunta, le village étant sur une butte.
– C’est Tommy, là-bas. L’anorak rouge. Vous le verrez ce soir.
Delafeuille hocha la tête. Il était difficile d’imaginer cette femme avec des enfants, il n’aurait su dire pourquoi. Peut-être parce qu’elle semblait si jeune. En contrebas coulait la Garonne, et au-delà s’étendaient les champs de vigne, à perte de vue dans la lumière dorée de cette matinée, et Delafeuille fut frappé de l’impression de plénitude qui émanait du décor. Décidément il avait eu raison d’accepter l’invitation de Luc. Il se demanda si lui aussi n’allait pas quitter Paris, un de ces jours.
– Là, c’est mon coiffeur, dit Delphine en montrant une petite boutique blanche et nette comme une clinique, encastrée entre deux maisons en pierre. Un homme très demandé. Il n’y en a pas d’autre dans un rayon de vingt kilomètres.
Delafeuille était fasciné par ses mains, ses gestes aristocratiques tandis qu’elle désignait tour à tour l’église, le restaurant gastronomique et le club du troisième âge.
– Nous irons bientôt, dit-elle en riant. Je veux dire, au restaurant.
Delafeuille rit aussi, cette fois par politesse. Il n’aimait pas trop penser à son âge.
Moins d’un kilomètre après la sortie du village, elle engagea la voiture dans une route étroite qui indiquait la direction d’un lieu-dit: les Trois Ormes. Quelques propriétés distantes et ombragées se succédèrent. La cinquième était celle de Luc. Delphine prit un bip sur la console centrale et le portail de fer forgé s’écarta à l’approche de la BMW.
– Nous y sommes, dit-elle.
Elle se gara à l’ombre d’un grand arbre qu’il renonça à identifier, à côté d’une autre voiture, un gros pick-up aux marche-pieds chromés comme on en voyait dans les films américains.
Devant eux des VTT étaient alignés sous un petit abri en bois.
Il mit pied à terre. Il ne découvrait pas vraiment la maison, dont Luc lui avait envoyé des photos par courriel. Mais elle était là dans son contexte, baignée de l’odeur des pins et du chant des oiseaux : une vieille maison de pierre avec un étage, flanquée d’un conduit de cheminée extérieur et d’une extension au design
moderniste, mélange savamment orchestré de grandes baies vitrées et de poutres de chêne. Une pelouse soigneusement entretenue, des massifs de fleurs, des cyprès. «Écoute, ce n’est pas la mafia russe, avait dit Luc au téléphone, mais c’est quand même une jolie petite maison avec piscine. Tu auras ta chambre, et même une entrée indépendante.»
Il chercha la piscine des yeux, ne la vit nulle part, en conclut qu’elle devait être derrière la maison et qu’il y avait donc encore du terrain. Luc faisait partie de ces rares privilégiés qui arrivent à vivre de leur plume, et semblait-il, à en vivre très bien. Rien d’étonnant. Par curiosité, Delafeuille avait regardé où en étaient ses ventes avant de venir. De ce côté-là, tout allait bien, les GfK étaient bons. Il se sentit flatté de faire partie de ses amis, et même d’être suffisamment intime pour qu’on l’invite à passer quelques jours avant l’arrivée de l’automne.
– Je vais vous montrer votre chambre. Luc s’est enfermé dans son cabanon. Il a dit qu’il nous rejoindrait pour l’apéritif. Donc, je ne sais pas, si vous voulez d’abord vous rafraîchir…
Il la suivit à l’intérieur de la maison. Comme il s’y attendait, c’était décoré avec goût. Le salon et la cuisine américaine, meublés avec précision, semblaient tout droit sortis d’un film des années
cinquante.
La chambre d’amis était à l’étage, au fond du couloir, à côté de la salle de bains.
– C’est le seul problème, il n’y a qu’une salle de bains. Elle est très grande, très agréable, mais voilà. Nous devons nous la partager. J’ai mis une serviette sur votre lit.
– C’est très aimable. Merci de m’accueillir chez vous.
– C’est un honneur. Donc, c’est bien vous. Il la regarda, un peu surpris.
– Delafeuille, dit-elle. L’éditeur de fiction. Il mit un moment à comprendre, puis se détendit soudain.
– Ah, oui. Oui, bien sûr, c’est moi. J’avais oublié cette histoire.
Elle lui sourit.
– Bon. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis sur la terrasse. Derrière la maison, précisa-t-elle.
Elle virevolta sur elle-même et descendit l’escalier en sautillant, à la manière d’une adolescente. Troublé, Delafeuille posa ses
bagages, s’assit sur le lit et, sans trop se rendre compte de ce qu’il faisait, déplia la grande serviette éponge sur ses genoux. Il soupira. L’éditeur de fiction.
Il n’avait pas envie de vivre ça à nouveau.
Il regarda autour de lui. La chambre, comme le reste de la maison, était élégante et sobre, dans les tons pastel. On avait l’impression de se déplacer à l’intérieur d’une estampe japonaise.
Par la fenêtre entrouverte lui parvenaient le silencieux mouvement des arbres et, de loin en loin, le chant étrange et strident d’un oiseau isolé. L’Oiseau à ressort, pensa-t-il. Il haussa les épaules.
«Est-ce que tu peux arrêter cinq minutes de penser à des livres? Tu es en vacances… Ou presque.»
Oui, il avait eu raison d’accepter l’invitation. Les derniers mois à Paris avec le port du masque avaient été éprouvants, en tout cas pour lui, et il espérait trouver ici le calme et la verdure, et ma foi, c’est bien ainsi que les choses se présentaient. C’était calme et c’était vert. Et Delphine était charmante.
Pourtant, quelque chose le mettait mal à l’aise.
Il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. C’était absurde. À nouveau, il haussa les épaules. Tout va bien, se dit-il. Ce n’est que moi. Je n’ai pas l’habitude que les choses aillent bien. Cela
doit m’angoisser, d’une certaine façon.
La serviette toujours en main, il se dirigea vers la fenêtre, l’ouvrit en grand. La chambre donnait sur l’arrière de la maison: un petit toit de tuiles qui devait surplomber la terrasse, au-delà la piscine, plus de dix mètres de long semblait-il, le tour en bois de teck brillant comme du métal, plus loin du vert et des arbres, et dans le fond de la propriété, un petit local en pierres apparentes,
au toit visiblement refait à neuf, qui ressemblait à un modèle réduit de l’habitation principale et qu’il devina être «le cabanon».
«Les auteurs à succès se ressemblent tous, pensa-t-il. Une jeune et jolie femme, de d