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478 pages
Dentu et Cie, Editeurs (08/11/1891)
4.5/5   1 notes
Résumé :
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Pierre Decourcelle fut l'un des auteurs les plus rigoureux et les plus prestigieux du roman populaire de la Belle-Époque. Neveu de l'auteur de théâtre Adolphe d'Ennery, sa carrière semble avoir été motivée par le refus de ce dernier, lors de l'adaptation de ses plus célèbres pièces en roman-feuilleton, de le voir intégrer son équipe rédactionnelle. Aussi dès 1880, en parallèle du colossal roman collectif « Les Deux Orphelines », signé chez Jules Rouff par l'équipe d'Adolphe d'Ennery, Pierre Decourcelle écrivit, pour l'éditeur rival Dentu, un roman encore plus colossal qui allait assurer sa gloire : « Les Deux Gosses ».
Cette oeuvre qui reste, encore aujourd'hui, la plus longue jamais écrite dans le genre, eut un énorme succès qui vampirisa Pierre Decourcelle pendant pas loin de cinq ans, celui-ci ayant à coeur d'écrire, de valider, voire de mettre en scène lui-même, les pièces de théâtre issues de son roman fleuve. Ce fut sans doute suffisant à la fois pour assurer sa fortune et sa réputation, mais sans doute aussi pour lui faire réaliser qu'un tel travail est trop chronophage et épuisant. Aussi durant la deuxième moitié des années 1880, il peaufina son style dans des oeuvres plus courtes, quoique plus denses, et surtout plus soignées sur le plan rédactionnel.
Paru en feuilleton durant plus d'un an, « Les Deux Gosses » avait été grandement improvisé et écrit à la va-vite. Les romans qui suivirent, « La Buveuse de Larmes » (1885), « Le Chapeau Gris » (1886-87) et « Le Crime d'une Sainte » (1890) le virent patiemment se défaire d'une grande partie de l'attirail narratif grossier du roman-feuilleton, pour se recentrer sur le genre qui fera sa gloire : le mélodrame criminel.
Pour l'époque, c'est un genre tout à fait moderne, qui reprend à son compte le travail très rigoureux d'Émile Gaboriau, disparu en 1879, et dont les romans inspirèrent Conan Doyle lui-même. Mais Gaboriau était un écrivain qui aimait surtout les énigmes policières. Decourcelle, lui, ne s'intéresse qu'au pathos, au drame psychologique et émotionnel induit par le meurtre. le lecteur sait en général tout de suite qui est le criminel. Ce qui intéresse l'auteur, c'est la façon dont les coupables essayent d'échapper à la justice.
L'influence de Xavier de Montépin, cet apôtre de la vengeance et de la rancoeur comme moteur existentiel, est particulièrement tangible dans les oeuvres de Pierre Decourcelle, bien que chez Montépin, c'est le crime qui appelle la vengeance, tandis que chez Decourcelle, c'est la rancune, la haine larvée, la frustration, qui génèrent le crime, dont les responsables doivent ensuite se dépêtrer.
Dans ce milieu littéraire principalement composé d'écrivains prolétaires et provinciaux, mais où l'on trouve aussi quelques aristocrates dévoyés qui profitaient de la popularité du rooman-feuilleton pour y professer leurs idées monarchistes, Pierre Decourcelle était un cas à part : c'était l'archétype du bourgeois parisien et cossu, dont la mentalité entrait pour beaucoup dans la qualité de son travail, comme dans la récurrence de ses défauts.
En effet, si les vertus populaires ont surtout perdu de leur morale chrétienne, si les valeurs de l'aristocratie sont assez figées, la mentalité bourgeoise est celle qui a le plus radicalement évolué durant le XXème siècle. Par certains aspects, Pierre Decourcelle nous apparaît encore familier : on trouve dans ses romans le même genre d'intrigues familiales ou conjugales qui sont à la base du cinéma de Claude Chabrol. Les rancoeurs, les non-dits, les jalousies cachées, les manigances d'héritages, sont encore des travers très actuels de la bourgeoisie française. Mais hélas, bien des positionnements moraux, des questions d'honneur, des courses à la dot, des préoccupations de standing, des soucis d'image publique, ainsi qu'une certaine frilosité narcissique dans l'expérience de la vie, nous apparaissent aujourd'hui totalement dépassés, et les romans de Pierre Decourcelle, en dépit de la solidité et de la richesse de leurs intrigues, ont, pour la plupart, terriblement mal vieilli concernant les problématiques qui y sont exprimées. L'intérêt socio-historique demeure indéniable, mais il faut admettre que l'on a du mal aujourd'hui à comprendre certains enjeux de ses récits.
Ajoutons aussi que Pierre Decourcelle est un auteur qui a tendance à user jusqu'à la corde les mêmes ficelles. Pratiquement tous ses romans reposent sur une séparation, forcée et douloureusement ressentie, entre jeunes gens qui s'aiment, ou entre des enfants et leurs parents. Cette obsession de la séparation affective est d'autant plus difficile à comprendre que rien, dans le passé de Pierre Decourcelle, ne semble refléter un vécu personnel.
Élevé dans une famille fortunée et unie, Pierre Decourcelle avait mené de brillantes études, et, fort séduisant, avait collectionné les aventures avant finalement d'épouser, à l'aube de la quarantaine, la fille de son confrère Edmond About, avec laquelle il semble avoir mené une vie conjugale sans tâche.
Il faut donc peut-être voir dans cette obsession effarée de la séparation, tout comme dans la complaisance de l'auteur pour la cruauté et l'ignominie, la vision excessive, et dramatisée à l'outrance, d'un auteur privilégié qui s'effarouche naïvement des revers de l'existence.
« La Chambre d'Amour » est l'un de ses livres les plus importants. Sorti quasiment dix ans après, « Les Deux Gosses », c'est à la fois le roman de la maturité, et l'aboutissement de son style, au sein d'une véritable saga qui s'écoule durant un quart de siècle, et qui rassemble plus d'une vingtaine de personnages de plusieurs générations, liés par des intrigues d'une incroyable complexité. C'est aussi un roman qui a l'avantage de se situer dans une zone géographique rarement exploitée dans la littérature : l'extrême sud-est de la France, plus précisément les alentours de la ville de Port-Vendres, à quelques kilomètres de la frontière espagnole et de la région de Catalogne. C'est dans ce périmètre franco-espagnol que se déroule l'intégralité du récit.
L'action se déroule au départ à la fin des années 1860. le centre de l'intrigue repose dans la petite maison de la famille Castagnède, famille d'ailleurs très durement touchée par le malheur : l'oncle Castagnède, veuf, maréchal-des logis chef, appartenant à la police douanière chargée d'arrêter les trafiquants à la frontière, vit seul dans cette maison avec sa jeune nièce Raymonde, dont les parents sont morts dans un naufrage, et avec la cousine de cette jeune fille, Mercédès, issue d'une branche familiale de Catalogne.
Raymonde est ouvertement fiancée à un jeune nobliau local, Antoine d'Espérac, lui aussi orphelin, et vivant à quelques centaines de mètres, dans un mas cossu, avec son frère Évariste, minéralogiste amateur.  Mercédès, de son côté, vit une romance secrète avec le jeune officier Henri de Paul-Hébert, appartenant à un bataillon détaché à Port-Vendres. Lui a encore une mère, perverse et possessive, qui n'entend pas laisser son fils épouser une roturière. Hélas, Mercédès est issue d'un milieu tout juste bourgeois, Pont-Hébert ne peut encore l'épouser, mais il entend bien obtenir l'aval de sa mère avec le temps. D'ici là, même s'ils s'adorent, Mercèdès et le bel officier dissimulent leur relation, d'autant plus que la famille Pont-Hébert est voisine des Castagnède. Pont-Hébert grimpe donc, chaque soir de permission, le long du mur de la maison des Castagnède pour pénétrer subrepticement dans la chambre de Mercédès. C'est ce simple fait qui va enclencher une série de drames, qui vont conditionner le destin de tous les personnages.
Car sous ses ordres, Pont-Hébert  compte un jeune soldat arrogant avec lequel il s'entend mal : Ortolas. Souvent envoyé comme ordonnance pour porter un message à la maison du maréchal Castagnède, Ortolas a aperçu plusieurs fois Raymonde et en est tombé fou amoureux. C'est un garçon assez séduisant, mais d'un très mauvais genre, et d'une origine sociale douteuse. Néanmoins, fat et prétentieux, il finit par demander la main de Raymonde sans même lui avoir parlé, et avec un manque total de connaissance dans les conventions d'une telle demande. Outré, le maréchal le jette dehors.
Furieux et incapable d'admettre son propre échec, Ortolas se persuade que Raymonde a un amant, et la nuit, il guette sa maison depuis une cache, avec l'idée de surprendre son rival et de le tuer. C'est alors qu'il voit son officier de commandement, Pont-Hébert, sortir de la chambre de Mercédès, qu'il pense être en fait celle de Raymonde. Estomaqué de cette coïncidence, il préfère alors rentrer chez lui, mais le lendemain, pris d'une crise de rage, il tente maladroitement d'assassiner Pont-Hébert.
À cette époque, on ne plaisantait pas avec l'insubordination militaire. Humilié lors d'une dégradation publique, à laquelle assiste Raymonde, toute surprise de reconnaître une ordonnance qui venait parfois dans sa maison, Ortolas est jeté à fond de cachot, en attendant le prochain navire de prisonniers en partance pour la Guyane.
Alors qu'il se morfond dans sa cellule, il est délivré par un autre militaire, un certain Chenillard, condamné lui aussi pour s'être livré à de la contrebande, mais qui, alors qu'il s'évade, se dit que tout sera plus facile avec l'aide d'un complice.
Ortolas saute sur l'occasion, et s'échappe lui aussi. Les deux hommes rejoignent un trafic de contrebandiers.
Pendant ce temps, Raymonde a épousé Antoine d'Espérac. Mais la lune de miel est de courte durée. Travaillant comme chimiste, inventeur d'un nouvel explosif, Antoine d'Espérac est sollicité par une entreprise intéressée par son invention, mais qui se trouve en Afrique du Sud. L'opportunité est inespérée, mais pourtant, Antoine hésite à s'absenter plusieurs mois loin de sa femme. Raymonde insiste finalement elle-même pour qu'il parte : elle ne veut pas être un obstacle à sa carrière.
Antoine parti pour longtemps, Raymonde et Mercédès traînent durant les après-midis sur les bords de mer, tandis qu'Évariste cherche des galets préhistoriques dans le sable. Raymonde aime particulièrement une curiosité locale de la plage de Port-Vendres, « La Chambre d'Amour », une grotte d'origine préhistorique qui donne sur un endroit discret de la plage, et à laquelle est attachée une ancienne légende romantique.
Une parenthèse s'impose : cette grotte appelée « Chambre d'Amour » existe réellement, et c'est, de nos jours, une attraction touristique. Seulement, elle ne se trouve pas à Port-Vendres, mais à l'opposé, sur le littoral atlantique, à Anglet. Pour des raisons de proximité avec la Catalogne, où il voulait déplacer ses personnages, Pierre Decourcelle l'a placée sur le littoral méditerranéen.
Un jour où il pleut dru, Raymonde va se réfugier dans sa grotte préférée, et comme Mercédès ne l'a pas suivie, elle s'allonge et s'endort. Mais quelqu'un l'a vu entrer dans la grotte : Ortolas. le trafiquant cherchait une cachette pour entreposer des caisses de contrebande, et s'était dirigé en direction de la Chambre d'Amour. Il surprend Raymonde assoupie, et persuadée que cette jeune femme est à l'origine de tous ses ennuis, il la viole sauvagement, avant de s'enfuir.
Raymonde ressort en état de choc, elle a parfaitement reconnu Ortolas, mais, honteuse, désireuse d'oublier l'agression infâme dont elle a été victime, elle ne dit rien à personne, et s'efforce de ne plus y penser. Hélas, quelques mois plus tard, alors qu'Antoine se prépare à revenir en France, elle se rend compte qu'elle est enceinte. Elle finit par tout raconter en larmes à son beau-frère Évariste.
Fraîchement revenu, Antoine prend aussi bien la chose que possible, et Évariste ayant suivi des cours de médecine, il est décidé qu'il accouchera en cachette la malheureuse Raymonde, puis Antoine ira porter le bébé chez une nourrice qui se chargera ensuite, une fois sevré, de lui trouver une famille d'accueil.
Mais l'épreuve a été trop rude pour Raymonde, qui devient soudainement folle, et retombe en enfance. Affligé par ce coup du sort, Antoine d'Espérac décide de ramener le bébé laissé à la nourrice. Il le reconnaît à la mairie comme son fils, et le baptise Philippe.
La folie de Raymonde lui évite de subir un nouveau coup du sort : son oncle Castagnède est assassiné par des trafiquants durant une nuit. Ces trafiquants, ce sont en fait Ortolas et Chenillard, qui ont été surpris et reconnus par l'oncle Castagnède. Ortolas l'a tué pour ne pas qu'il parle.
Néanmoins, ce crime fait grand bruit, et les deux voyous passent définitivement en Espagne, où, moyennant quelques billets, ils changent d'identité. Ortolas se fait rebaptiser Salvador Ruiz et Chenillard se fait désormais appeler Sanchez Garcia.
Son oncle étant mort, sa cousine étant devenue folle, plus rien ne retient en France la jeune Mercèdès qui rentre mélancolique en Catalogne, et rejoint son père et sa soeur Teresa. Mais ce père, bon commerçant bourgeois, a en réalité une activité secrète : il est à la tête d'un de plus gros syndicat de contrebandiers, et vient justement d'engager Ortolas et Chenillard sous leurs nouvelles identités.
En deux ans, ils parviennent à se rendre indispensables, et demandent alors à épouser les deux jeunes filles de leur employeur. La guerre franco-prussienne vient juste d'éclater, et Pont-Hébert est mobilisé pour une durée impossible à définir. Sans nouvelles de l'homme qu'elle aime, Mercédès n'a d'autre choix que d'épouser Chenillard, alias Sanchez Garcia.
Quand la guerre se termine, plus vite hélas que prévu, Pont-Hébert revient en Catalogne afin d'épouser Mercédès, mais le mal est fait, elle est fiancée et quasiment mariée. Les deux amants éplorés s'offrent alors, dans une discrète chambre d'hôtel, une ultime étreinte, dont hélas, Mercédès tombe enceinte. C'est d'autant plus problématique, que son mariage n'est pas encore consommé, Sanchez Garcia ayant jugé prudent de lui laisser tout le temps nécessaire pour oublier son beau militaire.
Heureusement, Mercédès va accoucher en cachette, et presque en même temps que sa soeur Teresa, enceinte, elle, d'Ortolas/Salvador Ruiz, laquelle accepte de prendre pour elle le bébé de Mercédès afin de faire croire qu'elle a eu des jumelles.
Les années passent : les deux anciens militaires criminels sont sortis du trafic clandestin pour devenir de puissants hommes d'affaires. le hasard a fait qu'ils sont devenus clients, puis amis, d'Antoine d'Esperac. Celui-ci ne soupçonne nullement que Salvador Ruiz est l'Ortolas qui a violé sa femme, de même qu'Ortolas ne devine pas qu'Antoine est le mari de Raymonde, persuadé qu'elle s'était unie à Pont-Hébert. Un soir où d'Espérac l'a invité à dîner chez lui, Ortolas/Salvador Ruiz reste tétanisé en se voyant présenté à Raymonde, mais finalement, comme elle est folle et que les années ont quelque peu changé Ortolas, elle ne reconnaît absolument pas son agresseur. Quant au petit Philippe, qui gambade dans le jardin, Ortolas n'a aucune raison de penser que c'est son fils.
Cependant, avec les années, les rapports se tendent entre Ortolas/Salvador Ruiz et Chenillard/Sanchez Garcia. Tous deux sont associés dans l'entreprise qui les a enrichis, mais l'ex-Chenillard reproche à l'ex-Ortolas des dépenses excessives aux frais de leur société pour des plaisirs pervers et coûteux avec des jeunes filles vierges, qu'Ortolas se fait présenter par une ancienne maîtresse, Pepita Vasquez, devenue maquerelle. Chenillard/Sanchez Garcia menace finalement de le faire chanter en révélant sa vraie identité.
Pour Ortolas/Salvador Ruiz, il n'y a plus qu'une solution : faire disparaître son complice pour que son passé tout entier disparaisse avec lui. Chenillard/Garcia va régulièrement se promener dans un petit steamer. Ortolaz/Ruiz y installe une machine infernale. Mais il ignore alors que sa fille Blanche (sa vraie fille et non celle de Mercédès), prise d'une terrible fièvre, a été amenée d'urgence sur ce steamer pour la présenter à un docteur d'une autre ville de la côte. Quand le bateau explose, Salvador Ruiz exulte, d'autant plus qu'il va hériter des parts de son ancien associé, mais il s'effondre horrifié, quand il apprend que sa fille était à bord.
Ce qu'il ignore, c'est que par miracle, Chenillard/Garcia et la petite Blanche ont survécu à l'explosion, et après avoir dérivé, accrochés à une planche de bois, ils ont pu être sauvés.
Mais Chenillard/Garcia a rapidement compris d'où venait le coup. Récupérant des économies cachées, il change d'identité, et finance l'éducation de la petite fille de son ancien comparse, en la rebaptisant sous le nom de Myriame. Il nourrit en fait un projet de vengeance ignoble : préparer la petite Myriame à une existence de vestale, puis la livrer adolescente à Pépita Vasquez, qui va bien entendu la refourguer à Ortolas/Salvador Ruiz. Et c'est seulement une fois que ce dernier aura abusé de la petite fille que Chenillard/Garcia jaillira comme un diable d'une boîte à la seule fin de dire à Ortolas : « Je ne suis pas mort, et ta fille aussi est vivante : tu viens juste de la violer ».
Heureusement, tout ne va pas se passer comme prévu, et la petite Myriame échappera de justesse au funeste sort qu'on lui réservait, grâce au sentiment pur que lui inspire le jeune La Cadière, viveur mélancolique...
Ce que j'ai résumé ici n'est peut-être que le tiers des intrigues tortueuses et labyrinthiques de « La Chambre d'Amour », roman indéniablement magistral dans sa composition, même si toute cette histoire est franchement malsaine, et moralement douteuse, puisque même s'ils finissent par payer leurs crimes, Ortolas et Chenillard auront tout de même connu la richesse, l'amour et la réussite sociale pendant de très longues années.
de quelque manière que ce soit, malgré le but évident de l'auteur d'aboutir à une fin morale, nous avons là quand même deux hommes qui ont semé la désolation dans deux familles, n'en ont tiré que des avantages, et semblent clairement, aux yeux du lecteur, les véritable héros de ce roman.
(SUITE ET FIN EN COMMENTAIRE)
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L'amour, dans une âme comme celle de Salvador Ruiz, devait bientôt exercer de dévorants ravages. Malgré sa barbe grise, malgré son corps vieilli, en dépit de l'abus de tous les plaisirs que peut procurer une fortune colossale comme la sienne, il voulait être aimé de Myriame, il voulait non seulement être maître de son corps, mais aussi de son cœur, de son esprit et de ses moindres pensées. Rêve insensé, rêve absurde - son expérience le lui criait -, mais auquel il n'avait ni la force, ni le pouvoir de renoncer.
Naturellement, il s'était rendu avec enthousiasme à l'invitation de La Cadière; sous sa serviette, Myriame avait trouvé deux admirables perles noires, et Pepita un superbe bracelet de saphirs.
La jeune fille, un peu confuse de ce présent royal, l'avait cependant accepté avec le plaisir que les bijoux causent toujours aux femmes, même aux plus innocentes, D'ailleurs, Pepita lui avait décrit Lingot-d'Or comme une sorte d'original, très aimable avec toutes les femmes, ne sachant comment dépenser son incalculable fortune, et qu'un refus offenserait.
Elle avait donc accueilli l'étranger avec une sympathie reconnaissante que Salvador avait jugée de bon augure, mais il n'osa point dire encore à la jeune fille le violent sentiment qu'elle lui avait inspiré.
Pepita, dans son for intérieur, était enchantée de l'effet produit par sa protégée sur Lingot-d'Or. Bien mieux que toutes les savantes coquetteries qu'elle aurait vainement tenté d'enseigner à Myriame, la naïveté et l'innocence de la jeune fille étaient en train d'accomplir l'œuvre secrètement désirée par elle, en dépit de ses vertueuses protestations à La Cadière.
Le nabab brésilien semblait même plus épris qu'elle n'eût osé le souhaiter. Quand, pâle, les yeux troubles, les mains tremblantes, il prit congé des deux femmes, à la porte de l'hôtel de l'avenue de Friedland, sollicitant la permission de s'y présenter de temps en temps pour prendre de leurs nouvelles, la courtisane l'avait soupesé d'un regard expérimenté, et cyniquement, mais très exactement, avait, à part elle, caractérisé son état :
"Toi, mon bonhomme !" pensait-elle, "tu es pincé comme on ne l'est guère ! Avec une passion pareille à ton âge, on meurt quand on est pauvre et on se ruine quand on est riche !... Ruiner Lingot-d'Or, c'est impossible ! Mais on peut l'entamer ! Et on va s'en occuper !...
Depuis cette soirée, Salvador Ruiz n'avait pas laissé passer un seul jour sans se présenter avenue de Friedland. Il y avait près de dix jours que cette situation durait, et son désir avait grandi peu à peu, grâce à ces visites quotidiennes, jusqu'à l'exaspération. Cependant, dans les entretiens que Pepita Vasquez lui ménageait aimablement avec Myriame, Salvador n'avait pu encore se décider à parler de cet amour qui l'avait envahi jusqu'au plus profond de son être.
Quant à Myriame, la sympathie que lui avait inspirée Salvador, à leur première entrevue, ne semblait pas se démentir. Elle accueillait son entrée avec un sourire amical, et ne retirait pas sa main lorsque les lèvres du nabab y déposaient un baiser, à la longueur duquel elle ne faisait pas attention, tout occupée qu'elle était des présents innombrables que lui prodiguait chaque jour le visiteur. Elle ne dissimulait même pas le plaisir d'enfant qu'elle éprouvait en sa présence, et volontiers elle lui avait avoué que, parmi toutes les nouvelles connaissances faites par elle dans le salon de Pepita, il était une des rares dont souvent elle souhaitait l'arrivée.
Malgré la sûreté de son jugement, l'illusion commune aux vieillards de croire qu'ils peuvent être une exception, et inspirer l'amour, commençait à s'emparer de l'esprit de Salvador. Un jour, il se présenta, comme d'habitude, à l'hôtel de Pepita Vasquez.
- Madame est absente, lui dit le valet de pied.
- Absente ?
- Madame et mademoiselle sont parties ce matin.
- Parties ?... Mais hier soir, ces dames ne m'ont parlé de rien.
- Je ne sais si madame avait déja hier soir l'intention de quitter Paris. Je crois même pouvoir affirmer à monsieur qu'elle n'y songeait pas. Mais ce matin, madame a reçu une lettre. Elle n'était pas encore levée. Aussitôt, elle a donné l'ordre de prévenir mademoiselle de s'habiller tout de suite pour aller en voyage. Deux heures après, madame et mademoiselle sont fait conduire à la gare Saint-Lazare.
- Elles n'ont point dit où elles allaient ?
- Non, monsieur; la femme de chambre doit recevoir une lettre ou un télégramme lui indiquant la station de bains de mer que choisira madame, et elle doit l'y rejoindre.
- C'est bien, je vous remercie, répondit Salvador, étonné de cette absence soudaine. Comme il allait remonter dans son phaéton pour s'éloigner, il aperçut La Cadière qui s'arrêtait à son tour à la porte de ſhotel de Pepita.
- Inutile que vous entriez, mon cher ami, dit Salvador. Ces dames sont parties ce matin pour la campagne... Venez plutôt avec moi faire un tour de bois.
Salvador raconta au jeune homme ce que le valet de chambre venait de lui dire. Pendant un long moment, et tandis qu'ils remontaient l'avenue du bois, se dirigeant vers les Acacias, les deux hommes restèrent silencieux, plongés l'un et l'autre dans leurs réflexions.
La physionomie du vicomte semblait singulièrement changée. Son air léger et insouciant avait disparu, et son front portait la trace de profonds soucis.
- Depuis près de quinze jours, depuis notre dîner de Saint-Germain, tenez, dit Salvador sortant tout à coup de son silence, on ne vous a point vu ! Qu'êtes-vous donc devenu ?
- Je n'ai pas eu, en effet, le temps d'aller présenter mes hommages à Mme Ruiz. Mon intention était de m'y rendre sujourd'hui même. J'avais espéré vous rencontrer chez Pepita, mais dans les deux ou trois visites que je lui ai faites, je suis toujours arrivé après votre départ... Eh bien ! continua-t-il d'un ton qu'il s'efforçait de rendre indifférent, tandis qu'une faible rougeur colorait ses joues; à propos, comment vont vos amours ?... Êtes-vous enfin le seigneur et maître de la belle Myriame, et va-t-elle bientôt, grâce à vous, éblouir Paris du luxe qui convient à sa beauté ?
- Hélas, mon cher, si je n'écoutais que mes désirs, ce serait depuis longtemps chose faite ! Mais je dois vous avouer que, du train dont vont les choses, ce moment me semble encore éloigné !
- Pourtant vous l'aimez toujours ?
- Plus que jamais ! reprit ardemment Salvador.
- Et votre passion n'a pas persuadé encore celle qui en est l'objet, répartit La Cadière, d'une voix où, malgré lui, perçait un léger tremblement...
- Il aurait au moins fallu que cette passion se déclare.
- Quoi ? Vous n'avez pas encore dit à Myriame que...
- Que je l'aime ? Non. Chaque jour, je vais la voir avec la volonté de parler: et tout, ses yeux se lèvent sur les miens, avec une telle expression de candeur et de pureté, que l'aveu se glace sur mes lèvres, et que je pars sans avoir rien dit.
- Pepita ne vous aide donc pas ?
- Jusqu'ici, je n'ai pas voulu avoir recours à elle. Mais il faudra bien que j'en arrive à lui demander l'alliance qu'elle ne me refusera pas. Aujourd'hui même, à vous parler franc, j'arrivais avec l'idée de mettre décidément ma cause entre ses mains, quel que fût le prix qu'elle dût mettre à ses prétendus scrupules, concernant l'avenir de sa filleule... Cette brusque annonce de départ m'a surpris et désolé !...
- Ce ne peut-être qu'un retard dans l'accomplissement de vos projets, fit La Cadière un peu pâle, et rien de plus ! Demain, la femme de chambre saura où retrouver ces dames et vous renseignera. Mais je me rappelle que justement, j'ai un ami à voir à Saint-James pour affaire urgente. Grâce à vous, m'en voici à deux pas; je vous demande la permission de vous quitter.
- À votre guise, cher ami ! dit Salvador, tandis que le jeune homme mettait pied à terre. Et surtout ne soyez plus si rare !...
Et sans attendre la réponse du vicomte, Lingot-d'Or, après un geste amical, rendit la main à son attelage, qui l'emporta vivement.
La Cadière demeura un moment immobile au milieu de l'avenue, regardant vaguement devant lui. Puis, brusquement, s'enfonçant dans une allée latérale :
- Quelle honte !... murmura-t-il avec des sanglots dans la voix... Eh parbleu !... Cette honte, je l'ai méritée ! Est-ce que ma vie tout entière ne la motive pas ?... Je rabats des clients pour la Pepita... Elle aussi, demain, me donnera une prime !... Lingot-d'Or me paye ma commission... De quoi me plaindrais-je ?... Est-ce que, au fond, tirer aux pigeons, monter pour de l'argent les chevaux des autres, est un métier beaucoup plus honorable que celui dont je m'indigne ? Au lieu de vivre ainsi, ne vaudrait-il pas cent fois mieux mourir ?... La mort lave la honte... Une balle dans la tête, et je redeviens le gentilhomme sans tâche et digne de son nom, que j'ai presque cessé d'être !
Puis subitement, comme si cette pensée surgissait tout à coup, malgré lui :
- Savoir ce que Myriame penserait en apprenant que ami La Cadière s'est brûlé la cervelle !...
Myriame... Ce nom ainsi évoqué provoqua sans doute de nombreuses réflexions dans l'esprit du jeune homme, car il se mit à marcher le front baissé et comme perdu dans une profonde rêverie. Il fut un des derniers à quitter le bois, et déjà le crépuscule arrivait quand il s'éloigna pensif.
Depuis ce jour, on ne le vit plus au Cercle. Le tir aux pigeons cessa même, au grand étonnement de tous les tireurs, de le compter parmi ses fidèles, et lui qui, par raison professionnelle autant que par goût, ne laissait pas s'écouler un jour sans se montrer dans quelque réunion sportive, déserta subitement tous les champs de courses. Vainement, Salvador attendit à l'hôtel la visite annoncée par le jeune gentilhomme.
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En ce moment, la porte s'ouvrit, et La Cadière entra, souriant, quoique un peu pâle. Familier de la maison, il était monté jusqu'au salon sans se faire annoncer. Au bruit de la porte, Myriame se retourna. Une rongeur subite empourpra son visage, tandis qu'une faiblesse l'envahissait. Elle s'appuya sur un meuble pour ne pas chanceler. Le jeune homme s'inclinait respectueusement.
- Permettez-moi, mademoiselle, dit-il avec son aisance de bonne éducation, de vous présenter mes respectueuses salutations.
Myriame répondit par un léger mouvement de tête. C'était tout ce que ses forces lui permettaient.
- Je venais vous faire mes adieux, ainsi qu'à Mme Pepita Vasquez, dit-il d'une voix légèrement tremblante.
- Vos adieux ? interrogea-t-elle, subitement galvanisée par ce mot.
- Mon Dieu ! Oui. Figurez-vous que je pars... Et pour un assez long voyage !
- Vous partez !... balbutia-t-elle.
- Ce soir. Lord Templeton m'a offert de faire le tour du monde sur son nouveau yacht, avec une bande de camarades, et j'ai accepté.
- Ah... murmura-t-elle.
- Et, comme je tiens à emporter de Paris un charmant souvenir, continua-t-il d'un ton qu'il s'efforçait de rendre léger, mais où perçait malgré lui une nuance d'émotion, c'est vous que j'ai voulu voir la dernière avant de m'en
aller.
- Vous partez ?...
- Je pense que Mme Vasquez ne tardera pas à rentrer, et je vous demande la permission de l'attendre avec vous.
- Vous partez ? répéta Myriame pour la troisième fois.
La Cadière regarda la jeune fille. Elle n'avait entendu, compris dans ses paroles, qu'un mot, le départ. Son cœur s'était alors effroyablement serré. Il lui semblait qu'elle allait se trouver mal. Le jeune homme devait éprouver, lui aussi, une déchirante angoisse, car sa pâleur augmenta, et il resta silencieux, debout, les yeux baissés. Une longue minute s'écoula. Enfin, Myriame sembla prendrs une résolution suprême.
- Pourquoi partez-vous ?... demanda-t-elle en levant sur le jeune homme ses grands yeux, tout brillants de tendresse et de larmes contenues.
- Mais, pour me distraire, pour voir des pays nouveaux !....
- Ce n'est pas pour cela que vous partez ! fit-elle en secouant la tête. Vous partez parce que vous avez un chagrin.
Le visage de La Cadière prit un singulier caractère de gravité.
- Eh bien oui !... C'est vrai !
- Ce chagrin, voulez-vous me le confier ?
- Je ne peux pas, Myriame.
- Pourquoi ? Je suis votre amie, cependant, vous le savez ! Et on n'a pas de secrets entre vrais amis !
- Eh bien, je pars parce que j'aime une jeune fille...
- Que vous ne pouvez pas épouser ?
- Non.
- Pour quelle raison ?
- Parce que je suis ruiné, et que, pour demander à une femme jeune, belle, faite pour le luxe et la vie heureuse, d'unir sa destinée à la vôtre, il faut être riche !...
- Savez-vous si cette femme ne préférera pas la pauvreté et la lutte avec vous, à la fortune avec un autre ?
- Je n'ai pas le droit de le lui demander.
- Mais elle a le devoir de vous le dire !
- Pourquoi ? Pour augmenter mes regrets, et m'ôter mon courage ?
- Non. Pour vous en donner, au contraire !... Pour vous persuader que le bien-être s'acquiert, que le bonheur se gagne, et que le moyen de les conquérir s'appelle le travail !..
- Le travail !...
Myriame s'était levée grave, digne, sublime dans son exaltation.
- Je vous aime, Georges, dit-elle lentement. Moi aussi, je veux demander au travail de me sauver de l'amour d'un homme que je n'aime pas, de l'ignominie des baisers vendus, des caresses feintes ! Voulez-vous, Georges, que, forts de notre amour mutuel, nous poursuivions ensemble la tâche sainte ?
Il la regardait, éperdu.
- Ce luxe qui m'entoure, je sais maintenant quelle en est la source, et j'en ai une honte mortelle. Cette vie à laquelle on me pousse et qui va m'engloutir, je veux y échapper. Fuyons ensemble, Georges !
- Mais avec moi, Myriame, c'est la misère.
- Qu'importe la misère, si nous avons l'amour...
- Le travail même ne se présente pas toujours aux bonnes volontés. Et puis, à quel travail suis-je bon ?... Ma main est inhabile au maniement de l'outil, mes bras sont inaccoutumés aux labeurs de l'ouvrier. Employé, commis, ne faut-il pas que je fasse un apprentissage ? Que je traverse cette période nécessaire où l'on ne gagne rien ?
- Qu'importent les souffrances matérielles ! D'ailleurs vous puiserez dans mes yeux le courage de les surmonter.
Elle disait ces mots avec une telle fermeté, avec une chaleur tellement communicative, son regard pur soulignait si éloquemment sa volonté de rester honnête et aimée, que La Cadière, le Parisien sceptique, le viveur élégant, qu'effrayait, quoi qu'il en dise, non les fatigues, mais les vulgarités du travail, sentit que le sort, en lui donnant cette admirable créature, lui envoyait le bonheur, et qu'il serait coupable et fou de le repousser. Cependant, il insista encore...
- Avez-vous réfléchi, Myriame, que si j'acceptais votre offre, que si, cédant aux tentations de l'amour infini que j'ai pour vous, je vous entraînais avec moi dans la misère laborieuse où je suis résolu à entrer, ce ne sont pas seulement les souffrances matérielles dont vous aurez à souffrir ? Songez-vous aux humiliations qui attendent l'ouvrière pauvre ?
- N'aurai-je pas votre tendresse, Georges, qui me fera tout supporter, tout oublier ?
- Avez-vous songé aussi que le mépris public, le plus souvent injuste, va frapper la fille pauvre, tandis que la maîtresse d'un des rois de Paris trône, adulée, enviée, respectée même !... Ce sort, c'est celui que Salvador Ruiz vous offre !...
- Oh ! Je vous en prie, Georges, n'ajoutez plus un mot ! Cet homme vers lequel m'attirait jusqu'ici une sorte d'affectueuse sympathie, m'inspire maintenant une effroyable horreur, et j'aimerais mieux la mort qu'un baiser de lui !
Elle avait pâli en prononçant ces paroles, comme si elle eût déjà senti le contact sur sa bouche des lèvres avides de Salvador. Son corps s'était redressé dans une attitude d'indicible répulsion, et elle s'était laissée tomber, comme accablée, entre les bras de La Cadière, ouverts pour la recevoir, dans un élan inconscient d'ardente tendresse.
- Eh bien, soit ! Fuyons ensemble ! Sois à moi ! Aussi bien, je n'ai plus la force de résister ! s'écria-t-il, tandis qu'emporté par la passion, il serrait la taille fine et souple de la jeune fille, et que leurs bouches se joignaient dans un baiser éperdu.
Soudain, leur étreinte se brisa dans un mouvement simultané de terreur. Ils poussèrent ensemble un cri d'épouvante. En face d'eux, dans l'encadrement de la tenture, à côté de Pepita Vasquez, ils venaient en même temps d'apercevoir la face de Salvador Ruiz, livide, fixant sur eux ses yeux agrandis par l'égarement, la bouche convulsée par une grimace tragique de stupéfaction et de sanglante douleur, les traits crispés par cette angoisse atroce qui précède d'une seconde la fureur du meurtre ou la folie.
La Cadière, instinctivement, s'avança d'un pas, prêt à défendre la jeune fille contre une attaque imminente, comme il eût fait en face d'un fauve, se reployant déjà sur ses jarrets pour bondir. Mais la tenture soulevée retomba sur les deux apparitions. Un cri rauque et prolongé retentit, et, assourdi lugubrement par les tapis épais, on entendit le pas de Salvador s'éloigner en chancelant et en se heurtant aux meubles.
Les domestiques, debout dans l'antichambre, le regardèrent avec ébahissement. Dans cet homme, transformé presque subitement par la douleur, ils semblaient ne plus reconnaître celui qui, quelques minutes auparavant, avait passé devant eux fier, souriant, le visage rayonnant de joie et d'espérance.
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Tandis que Jacques était retenu par son service et d'Espérac par ses travaux, les deux cousines employaient le plus souvent leurs journées à faire, aux environs du château, de longues et fréquentes promenades tantôt à pied, tantôt en voiture.
Évariste profitait parfois de ces occasions de promenade pour se livrer à quelque étude de géologie, science pour laquelle, au moins autant que pour la chimie, il était possédé d'une véritable passion.
Pendant qu'armé d'un petit marteau spécial, Évariste cassait les rochers et remplissait de leurs fragments sa gibecière, Raymonde et Mercédès lisaient ou travaillaient, à moins que, les regards perdus sur l'horizon, elles ne préférassent rêver. Parfois, cependant, la fatigue ou la chaleur venaient fermer leurs paupières, et elles se réfugiaient alors dans une grotte creusée par la nature dans une des anfractuosités des rochers qui bordaient la mer.
L'intérieur de cette grotte semblait creusé dans un bloc d'albâtre. Les parois étaient d'une blancheur éblouissante, et des colonnades de stalactites et de stalagmites étincelantes paraissaient soutenir la voûte. Puis soudain, si l'on pénétrait plus avant dans cette étrange retraite, en franchissant une sorte de couloir que formaient ses parois en se resserrant, on arrivait à une autre grotte environ deux fois grande comme la première.
La nature, ou la main des hommes dans une antiquité très reculée, l'avait entièrement creusée dans les entrailles mêmes de la montagne. Les paysans l'avaient surnommée la Chambre d'Amour.
On racontait qu'en ces temps vagues et indéterminés où se passent les légendes, elle avait été habitée par un saint ermite, auquel, de tous les environs, on accourait demander ses conseils et ses prières.
Un jour, deux jeunes gens arrivèrent auprès de lui. Lui était un beau et hardi chevalier, elle une gente et noble damoiselle. Ils s'aimaient, mais leurs familles refusaient de les unir. Ils s'étaient enfuis et venaient demander au vieux solitaire de bénir leur mariage ou de les sauver de la fureur de leurs parents.
L'ermite, touché de leurs larmes et de leur amour, avait consenti, et, pendant un an, les amants avaient vécu dans la grotte. Vainement, le saint homme avait tenté de fléchir la colère et l'entêtement des deux pères. Ils étaient restés inflexibles et avaient maudit leurs enfants.
Alors, la jeune femme était morte, et son père n'avait même pas voulu voir son cadavre. Il n'avait pas pardonné.
Le jeune homme priait à genoux depuis la veille aux pieds de sa bien-aimée; et quand le vieil ermite le toucha du doigt sur l'épaule pour l'avertir que l'heure de la séparation suprême était arrivée, il ne répondit pas. Il était mort de douleur.
Le vieillard creusa alors dans l'intérieur de la grotte, en ces lieux où ils s'étaient tant aimés, une seule fosse, qui reçut les deux amants, et où ils dorment enlacés pour l'éternité.
Ce fut une vieille femme, connue dans le pays sous le nom de "mère Bazile", qui raconta cette légende à Raymonde et à Mercédès, un jour qu'un orage inprévu les avait obligées à chercher un refuge dans la grotte.
Dans la bouche de cette vieille, ce récit, fait dans le sonore et poétique patois catalan, avait pris un caractère si touchant qu'il avait provoqué l'émotion et les larmes de Mercédès. Pour elle aussi, ses amours étaient des amours malheureuses, des amours où les joies se mêlaient d'amertumes.
La passion qui les unissait, Pont-Hébert et elle, n'avait pas encore reçu la consécration qu'ils en espéraient, et souvent son cœur se serrait, son front rougissait, lorsqu'en mille circonstances de sa vie quotidienne elle sentait la honte de sa situation.
Certes, Jacques l'aimait toujours avec la même ardeur, lui jurait chaque jour de l'adorer éternellement. Néanmoins elle avait des moments d'intolérable tristesse et d'invincible désolation.
Souvent, Raymonde devait relever le courage abattu de sa cousine, calmer ses angoisses. Ce jour-là, l'orage sans doute avait influé sur les nerfs de la jeune fille, et d'épouvantables terreurs avaient surgi dans son esprit en entendant la vieille femme raconter sa triste légende.
La narratrice avait bien dit, avec sa dévotion catalane, que l'ermite avait uni en légitime mariage le beau chevalier et la gente demoiselle, sans quoi celle-ci n'eût point reposé en terre sainte, et, pendant l'éternité, elle et son amant se seraient douloureusement cherchés, sans jamais parvenir à se rencontrer.
Mercédès, pieuse comme une Espagnole, songeait que, si elle mourait maintenant, son ame serait damnée, et que son amant maudirait peut-être son souvenir. Elle se prit a sangloter dans les bras de Raymonde, qui faisait tous ses efforts pour chasser ses sombres pensées. En ce moment, Evariste parut à l'entrée de la grotte. A son entrée, Mercédès leva la la tête.
- Oh ! Mon Dieu, d'où sortez-vous ? s'écria-t-elle.
Et avec cette excessive mobilité d'impressions particulières aux jeunes filles, elle partit d'un éclat de rire, qui peu à peu gagna Raymonde elle-même. Le digne savant était trempé comme un terre-neuve qui sort d'un bain.
- D'où je sors ? répondit-il à la question de la jeune fille et ayant l'air de ne pas comprendre l'hilarité qui l'accueillait. Mais de nulle part. J'étais là tout près, en train de travailler...
- Mais vous êtes mouillé jusqu'aux os...
- Mouillé ? reprit-il avec un accent plein d'étonnement... Ah oui, peut-être... Je crois qu'il a un peu plu pendant que j'étais occupé; mais je ne m'en suis pas aperçu... Imaginez-vous que j'ai trouvé un poudingue formé de granit diorite et de quartz... Il y a vingt ans que je n'en ai vu un aussi superbe, et vous comprendrez qu'il y a lieu d'être un peu ému.
Il montrait, en disant ces mots, un fragment de pierre grisâtre, et, dans son enthousiasme, il s'agitait, envoyant de l'eau de tous côtés comme un chien qui se secoue en sortant de la rivière. Les rires de Raymonde et de Mercédès redoublèrent.
- Vous riez, poursuivait imperturbablement l'oncle Evariste, mais vous ignorez que ces pierres indiquent clairement, que, contrairement à l'opinion reçue, la géologie des Pyrénées...
- Mon oncle, dit Mercédès qui l'appelait familièrement ainsi, nous ne comprendrons probablement rien à vos explications, et vous vous enrhumerez en restant là à nous les donner. L'orage que vous n'avez pas entendu et qui nous a obligées à nous réfugier ici, est terminé. Accompagnez-nous, nous allons rentrer.
- Ma foi ! Vous avez raison, répliqua le savant qui, n'étant plus dans le feu de son travail, commençait à sentir un léger frisson. Je crois tout de même que j'ai besoin d'aller me sécher et changer de vêtements... Mais n'importe, cette trouvaille me ravit...
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Dernier rejeton d'une grande famille, le vicomte Georges de La Cadière s'était trouvé, à vingt ans, orphelin et à la tête d'une très belle fortune. Ses études, fort mauvaises ne l'avaient rendu capable que d'être un véritable homme du monde, spirituel, élégant, doué de presque tous les talents d'agrément, mais, en fait d'art ou de science, susceptible seulement de juger le mérite des jambes des danseuses du corps de ballet et de calculer à peu près les différences, en perte ou en gain, de ses paris de courses. Avec cela, un excellent estomac, un tempérament vigoureux et une soif inextinguible des plaisirs de toutes sortes.
Ces dispositions devaient fatalement conduire le jeune homme à manger sa fortune. Il ne manqua pas à cette destinée. Ce fut l'affaire de quatre ans, au bout desquels il passa à un oncle, puis à deux tantes, qui furent croqués en dix-huit mois. De sorte qu'un matin, le jeune gentilhomme se réveilla absolument ruiné.
Tous ses créanciers payés, il lui restait juste son appartement de garçon, fort élégamment meublé, une demi-douzaine de billets de mille francs, et c'était tout !... Plus la moindre espérance, même lointaine, d'un héritage quelconque. Dans des conjonctures semblables, Il n'y a pas le choix entre de nombreux partis. Il faut se brûler la cervelle, faire un mariage d'argent, travailler de ses mains, ou rouler dans la honte.
Se brûler la cervelle ! La Cadière se portait trop bien pour ne pas rejeter ce parti, ou tout au moins Ie garder comme une ressource suprême à laquelle il serait toujours temps de recourir.
Il était resté trop honnête homme pour vendre à une femme, qu'évidemment il n'eût pu que rendre très malheureuse, un nom qui n'était pas seulement à lui, pensait-il, mais à tous ceux de sa race qui, jusqu'à leur descendant, l'avaient noblement porté.
Vivre d'expédients, emprunter en sachant qu'll ne pourrait jamais rendre, pour aboutir fatalement a la police correctionnelle, autant valait le suicide tout de suite. Il n'avait donc qu'une ressource : travailler. Mais à quoi ?
Le gentilhomme fut obligé de s'avouer, après un minutieux examen, qu'il était absolument incapable de rien faire. Enfin, la légèreté de son esprit, la faiblesse de son caractère, le peu de vigueur de ses convictions morales lui firent trouver un expédient qui lui sembla parfait. Il était excellent cavalier, homme de cheval de premier ordre, et très renommé pour cette qualité dans le monde de la haute vie. Puisque c'était là tout son bagage, il s'en servirait.
De la situation aristocratique de "gentleman-rider", il fit une profession et une profession lucrative. Il dressait les chevaux de ses amis, surveillait leur entraînement, montait en course pour les propriétaires, faisant, en un mot, tout ce qui concerne ce singulier état, auquel il ajouta bientôt d'autres sources de profit.
Entre autres mérites mondains, il avait celui d'être un des plus adroits habitués du tir aux pigeons du Bois de Boulogne. Tant en handicaps, paris, matches, qu'en poules réglementaires, il tuait assez de pigeons pour que ses victoires lui rapportassent des sommes importantes, sans compter que, deux années de suite, il avait remporté le Grand International de vingt mille francs de Monaco et le Grand Prix de Bade.
Si cette position sociale n'était pas des plus rigoureusement honorables, elle n'était certainement pas malhonnête. Nul de ses anciens amis ne pouvait lui refuser la main, d'autant plus qu'il était excellent camarade, gai compagnon, plein de cœur, et souriait le premier de sa singulière industrie.
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L'Espagne a de tout temps été la terre bénie des oranges, des mantilles, des guitares, et des révolutions. On peut méme ajouter qu'en ce qui concerne cette dernière spécialité, elle est véritablement unique. En effet, les révolutions en Espagne semblent n'arrêter, ne déranger même, aucune des fonctions, aucun des rouages de la vie quotidienne. Barcelone, à l'époque assez rapprochée de nous où se passent les événements de notre récit, n'échappait pas à ce curieux mélange de passion et d'indifférence.
Les boutiques des barbiers, les cafés, les cabarets, les parvis des églises étaient transformés en cercles politiques où quelque orateur pérorait au milieu des cris, des interruptions de ceux qui l'entouraient. Cependant, en somme, la population cosmopolite, qui abonde dans un port de mer, ne s'intéressait que médiocrement à ces questions.
De sorte que les lieux de plaisir, les bals, principalement dans les rues avoisinant le port, étaient aussi fréquentés que dans les temps les plus calmes. Un de ces bals surtout semblait jouir d'une vogue plus grande que tous les autres et une affluence énorme s'y pressait. Peut-être devait-il son succès à son enseigne : "Al Galan Marinero de los Dos Mundos (Au Brave Marin des Deux Mondes), étiquette qui indiquait une cordiale réception promise d'avance à tous les matelots de l'univers, à quelque nationalité qu'ils appartinssent. En effet, si la partie féminine de l'assemblée était catalane, la partie masculine était représentée par des échantillons de toutes les races navigantes.
Parmi les danseurs les plus recherchés de l'établissement, il en était un que s'arrachaient littéralement les "manolas", les "cigareras" et les "costureras". Personne ne savait mettre plus de morbidesse, de langueur voluptueuse dans une "habanera", de fougue audacieuse dans un "jaleo", d'élégance et d'agilité dans une "jota aragonesa", ces trois danses typiques de l'Espagne.
Avec cela de l'esprit, de la gaieté, une bourse toujours tintante de "duros", et une "navaja" facile à sortir de la ceinture pour défendre celle à laquelle il avait offert son bras. Malheureusement, ce coq des danseurs n'était pas régulier dans sa fréquentation au "Galan Marinero".
Ce trop rare cavaller était né, disait-il, à Bilbao, exergait la profession enviée de commis-voyageur et répondait su nom euphonique de Sanchez Garcia.
Un soir de juin, c'était fête au bal du "Galan Marinero", car le danseur adoré de ces dames, absent depuis près de trois semaines, venait d'y faire sa réapparition attendue, et jamais ses entrechats n'avaient été plus audacieux, sa conversation plus étincelante, se proverbiale générosité plus magnifique. Aussi, jamais sur son passage, ou autour de lui, tandis qu'il dansait, les exclamations n'avaient-elles été plus flatteuses, les œillades plus incendiaires, les sourires plus engageants.
La principale raison qui faisait faire tant de frais ce soir-là aux gracieuses habituées de l'établissement venait de l'étrange attitude affectée par le señor Sanchez Garcia.
Le séduisant caballero, en effet, depuis son arrivée au bal, semblait n'avoir d'yeux, d'amabilités, de prévenances et de petits soins que pour une seule de ces aimables filles, une petite "cigarera", nommée Pepa.
Pendant toute la soirée, Sanchez Garcia ne dansa qu'avec elle, ne la quittant pas d'une minute, empressé, galant comme on ne l'avait jamais vu avec personne. Bien avant l'heure de la fermeture du bal, on vit le señor Sanchez et sa compagne sortir de la salle sans rien dire à personne et s'esquiver de compagnie.
Les deux nouveaux amoureux remonterent, enlacés, tout le long du port, suivirent la "Rambla de las Flores", et finalement, s'engagèrent dans la "Calle San Cristobal".
Là, il y eut, devant une porte, un colloque très animé entre la señorita Pepita et son cavalier. C'était sans doute le combat suprême d'une vertu qui va sombrer. Car, après des échanges de baisers, la porte s'ouvrit et le señor Sanchez suivit la jeune fille dans l'intérieur de la maison.
Mais pendant le temps que la cigarière mettait sa clef dans la serrure, on eût pu entendre son compagnon, renonçant pour un moment à l'idiome du Cid, marmurer à mi-voix, comme s'il se parlait à lui-même, avec le plus pur accent parisien :
- Allons ! Allons ! Je crois que l'affaire est dans le sac, et que je ne tarderai pas à trouver ce que je cherche !
Le lendemain masin, Pepita, laborieuse ouvrière, se disposa à partir pour Ia fabrique de cigares.
Son compagnon sembla vouloir s'y opposer d'abord, mais il ceda bientôt bientot quand la jeune fille lui donna les motifs qui l'empêchaient de rester avec lui.
- Non, dit-elle, en n'allant pas à mon travail, je pourrais perdre ma place, et je ne voudrais pour rien au monde recevoir de l'argent de toi. Je t'aime, et je veux que mon amour soit désintéressé !
Sanchez embrassa longuement sa maitresse, qui s'en alla joyeuse et légère, et fière de son amant. À peine Pepita s'était-elle éloignée que le señor Sanchez Garcia sauta en bas du lit et commença à s'habiller.
- Il faut voir maintenant, murmura-t-il en lui-même, si je ne me suis pas trompé dans mes prévisions.
Certainement la jeune "cigarera", si elle avait pu le voir, eût été très étonnée de la singulière occupation à laquelle se livra son amant une fois sa toilette faite. Il n'avait point mis ses chaussures, et ouvrant tout doucement la porte, il s'était trouvé sur le palier. Il se pencha alors sur l'escalier et regarda les trois étages qui séparaient du sol la chambre de sa maitresse.
- Maison mal tenue, murmura-t-il, comme toutes celles de ce pays-ci, du reste; mais, en revanche, pas de portier, donc tranquillité absolue ! Au premier, m'a dit Pepita, à gauche, deux vieux, un hidalgo et son hidalgote. À droite, un employé, parti dès le matin. Au second, la chambre d'un "escribano", qui tout le jour est à son échoppe, et celle d'un couple d'ouvriers qui ne rentrent que le soir. Au troisième et dernier étage, le nid seul qui abrite mes amours. Et c'est tout !... Je suis donc entièrement le maître ici.
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