Eve de Castro | "L'autre Molière"
Un génie a des cors aux pieds comme un homme ordinaire. Il a l'haleine aigre. Des flux de ventre. Il prend froid, il crache. Il se voûte, il perd ses dents, et au lit l'âge l'épargne à peine moins qu'un autre.
Mais ce qui le distingue du commun des mortels résiste au temps.
Pierre Corneille est un chêne. Une montagne battue par les vents.
Il vit des saisons qui ne sont pas les nôtres. Les siennes peuvent durer sept mois ou sept années, elles n'obéissent pas au calendrier. Il connaît en octobre des printemps bourgeonnants, en mars des étés glorieux, en janvier des automnes inquiets, en août des hivers où tout en lui se dénude. Sa dernière hibernation a été si longue que j'ai douté de le voir revenir parmi les vivants.
Il a cent ans, il a mille ans.
Le cœur des hommes est un chaudron de sorcière, Monsieur, le siècle où nous vivons cache la crasse sous les dentelles et la sanie de l'âme sous la poudre, les courbettes et les faux repentirs. Je sais des prêtres vautrés dans le crime, des manants qui battent à mort leur femme, des bourgeois qui vendent leur fille à des monstres, des seigneurs qui torturent les enfants, des princes qui tirent au fusil les gens comme des lapins, et des rois qui au lieu de donner l'exemple de la vertu, violent, mentent et trahissent.
Je vais te dire Vladimir Ilitch, ce que la faim fait aux gens.
Quand ils ne trouvent plus rien, vraiment plus rien de solide ni de liquide à se mettre dans le ventre, ils déterrent les cadavres. Ils le font en cachette, ils ont honte. Mais les hordes grossissent, la honte s’efface devant l’urgence, ils piochent en plein jour. Les fossoyeurs touchent leur part, l’horreur fait recette. Les dépouilles sont tronçonnées, vendues, bouillies, revendues. On enterre à tour de bras, mais pas assez vite pour nourrir les vivants.
Alors les affamés mangent ceux qui meurent sous leur toit. Parents, conjoint, enfants. Ils pleurent, ils se flagellent, ils se traînent à genoux devant les icônes. La faim ronge toujours. Ils regardent leurs proches, ils voient de la viande sur pied. Cette pensée s’empare de leur âme, ils égorgent l’oncle qui les emmenait pêcher, la tante qui les a bercés.
– En Italie, d'où vient ma famille, nous avons une prière qui dit : « Seigneur, donnez-moi la force de changer ce que je peux changer, l'humilité d'accepter ce que je ne puis changer, et la sagesse de reconnaître la différence. » C'est une prière qui s'adresse plus à soi-même qu'à Dieu, mais à l'occasion elle pourrait vous servir.
A cette époque, je parlais souvent à Dieu. Je lui ai parlé longtemps, et beaucoup. Quand j'ai compris que l'homme creuse sa tombe sans que le ciel réagisse, j'ai arrêté. Pries-tu encore, Volodia ?
On ne découvre combien on a été heureux que quand on cesse de l'être.
Si vous voulez vivre en paix, ne vous mariez pas. L'état conjugal a des avantages, j'en conviens, dont le plus concret est de disposer soir et matin de seins rondelets et autres merveilles à baiser et mignoter, sans compter le soin qu'une femme prend de votre logis, de vos habits, de votre table, de votre santé. Mais chaque médaille a son revers et, croyez-moi, la face cachée de ce bonheur-là porte presque toujours des cornes, et bien souvent des pieds fourchus.
Moi qui sur le théâtre moquais la condition d'époux, j'aurais dû me méfîer davantage.
Mais voilà, je prends l'affaire comme tout ce qui me tient à cœur: je l'embrasse à pleine bouche. Au sortir du couvent Armande ignorait qu'il faut un coq sur la poule pour que d'un œuf sorte un poussin. Il semble que quelques mois à notre table aient suffi à l'instruire, quand le moment vient de nous coucher ensemble, je la trouve plus à mon goût que ne l’escomptais.
Depuis des mois, les petits n'ont aperçu ni le soleil ni la lune, mais d'instinct ils sentent que dehors le soir tombe. C'est l'heure traîtresse où la solitude s'enroule en écharpe et étrangle le goût de vivre. L'heure où le courage fond sous les larmes qui remontent dans la gorge. L'ombre descend sur le monde, portant dans ses plis la terreur.
Mathilde plume les volailles de la reine Marie-Thérèse, la femme du roi, qu'on surnomme l'Espagnole parce qu'elle a des suivantes et des chiens pareillement nains, qu'elle prononce « cétté poute » en parlant de Mademoiselle de La Vallière, la maîtresse de son mari, et qu'elle se barbouille à toute heure de chocolat chaud. Lorsque le roi est au château avec sa famille, ce qui n'est guère plus de deux fois le mois parce qu'il réside principalement au Louvre ou à Saint-Germain, Mathilde plume en moyenne quinze poulets, faisans, oies, canards, pintades par repas, plus les cailles, les ortolans, les grives et les palombes lorsque c'est la saison.
Tu prônes la nécessité du sacrifice sur l'autel de la liberté. Tu prétends lutter pour la délivrance du peuple russe. Mais que sais-tu de nos souffrances, camarade Lénine ? Dans ta chair, qu'en sais-tu ?