Fugue romaine, d'Edith de La Héronnière
Je pénètre dans l'étroit couloir de verdure du jardin romain. A ma droite comme à ma gauche, une haie verticale prévient ma fuite. Je ne peux qu'avancer. Savoir sur quoi va déboucher l'étrange chemin sans horizon...
(...) L'agacement survient. Privée de but. Livrée à l'aléatoire. Obligée d'avancer par le simple espoir de sortir et par une nécessité interne, mystérieuse, je me livre à un étrange pèlerinage : un de ces parcours inutiles, tout à fait gratuit et pourtant libérateur, dont le sens n'existe que dans et par sa réalisation physique. Une sorte de parcours élémentaire, dont les traces se trouvent peut-être dans notre mentalité primitive -- ou dans le devenir de notre évolution, pourquoi pas ? Un parcours éprouvant, certes, en ce qu'il nous boute hors de nos habitudes, en ce qu'il nous livre à l'inconnu sans réconfort ni perspective et met en question notre courage, donc nos peurs intimes, viscérales, nos paniques. Ainsi en est-il de cette belle et mystérieuse fantaisie architecturale qu'est le labyrinthe de jardin. p 19-20
Me voici, sentinelle de solitude au fond des bois. Tout m'est donné, de la musique à la peinture, de l'air à la lumière, des senteurs aux saveurs à venir. Toute la bonté du monde se trouve rassemblée là : dans le désordre d'un buisson de cabaret des rossignols, dans la toile d'araignée tissée entre deux branches et visible ou invisible selon la sympathie du regard que l'on porte sur elle, dans le sifflement désinvolte d'un merle qui s'en fout du moment qu'il trouve des baies, dans l'étonnant entrelacs de ciel et de bois au-dessus de ma tête et dans cette rumeur -- comment décrire ? -- ce large souffle balancé de-ci, de-là, accompagné parfois des grincements de troncs frottant les uns contre les autres, dont les calmes retombées sont à peine brisées par quelques frissonnements de feuilles, avant que ne reprenne l'inspiration et que les alvéoles de ce poumon cosmique ne se remplissent à nouveau d'air. Les figurants de ce grand opéra entonnent un chant du monde nulle part ailleurs aussi ample. p 22
L’odeur de la terre chaude mêlée aux thyms écrasés fait une divine inhalation. Les lérots chuchotent dans les fourrés. Une chouette effraie s’envole dans un frissonnement. On entend le labeur des cigales, le bruissement d’une couleuvre qui va boire. Des chauve-souris se concertent sur le prochain raid aérien. Cette agitation nocturne dément toutes les idées sur le prétendu silence de la nuit. p 201
Préface:- Des personnalités artistiques dont la vie a été comme marquée, détruite et finalement régérénée par la condamnation à l'-impossible-, voilà ce qui intéresse depuis toujours Edith de la Héronnière pour laquelle l'impossible est une catégorie philosophique (...)
Un autre condamné à l'impossible est Lafcadio Hearn, un écrivain aujourd'hui un peu oublié, mais célèbre en son temps pour ses écrits sur le Japon. Myope à la limite de la cécité, il a réussi à décrire le monde avec une passion et une fougue inversement proportionnelles à ses défaillances, jusquà écrire un texte intitulé -Intérêt artistique de la myopie-(p.11 /Vera Verdiani)
A propos du silence de la mer de Vercors
L’héroïne sait ce qu’elle perd en disant non. Mais la valeur de résistance ne se discute pas. L’officier allemand fait alors penser à ces éphémères aux longues antennes et aux ailes légères qui volent le soir au-dessus des étangs en effleurant la surface de l’eau. L’eau et l’insecte ne se touchent jamais, mais leur danse se déploie entre l’attrait et l’évitement, comme si l’eau refusait le contact avec l’insecte et comme si l’insecte, ne s’y résignant pas, s’efforçait d’y poser ses longues pattes avec une élégance désespérée.
Ici se révèle la dimension sacrificielle du non. p 65
De la plume à la feuille
L'écrivain en train de relire ce qui est sorti de sa plume est toujours pris d'étonnement comme si le papier, en exerçant son charme , l'avait entraîné là où il ne voulait , ou ne pensait pas,aller.Le charme a opéré. Ce qui est écrit est écrit.
( p.66)
Epigraphe
Je pensais à toutes ces choses grandes, pures et magnifiques qui nous disent non. Pourquoi nous diraient-elles oui et tolèreraient-elles nos insipides caresses ? Ceux qui nous disent oui, nous les piétinons, nous les ruinons, nous les quittons et quand nous les avons quittés nous pensons qu'ils nous ont fait du mal. La terre dit oui à nos plans et à notre travail, mais la mer dit non. Et nous, nous aimons la mer.
Karen Blixen (La soirée d’Elseneur dans Sept contes gothiques)
La marche trouve sa mélodie par dépaysement et déraison. p 58
( A propos du " Baron perché "d'Italo Calvino)
Sa nouvelle vie, exception faite de son refus de toucher terre, est tissée de rapports avec les humains d'en bas.S'il ne descend pas, il trouve toujours le moyen de les faire monter auprès de lui, ou de se rendre depuis là-haut au plus près d'eux.(...)
Au royaume des arbres, le héros de Calvino réinvente la vie matérielle et sociale, dans la nouvelle dimension que lui offre sa situation.Il ne renonce ni au confort, ni à la société, ni à la connaissance, ni à l'amour, mais il les transporte en l'air, décidé à ne plus jamais fouler de ses pieds cette terre où il est soumis aux caprices, à l'inconscience cruelle et aux lubies des adultes. Là-haut, il est le maître de son temps et de son espace. Désormais il vit dans l'amitié des arbres.(p.115)
Certains personnages inventés par les écrivains ont le don particulier de se glisser dans nos vies et d'y occuper une place d'importance sans qu'on y prenne garde. Ils s'y installent et s'y fondent si bien qu'ils deviennent des amis auxquels se référer dans l'incertitude d'un choix à faire, des repères autour desquels s'organisent nos pensées, des amers dans la nuit océanique sur laquelle vogue notre barque en aveugle à travers l'existence.
(...) Leur trait commun, à part la place qu'ils occupent dans mon esprit, est un refus absolu, intraitable, enragé, de l'oppression qui s'exerce sur eux. p12-13