Je m'amusais hier, dans ma lingerie, devant ma machine à coudre, à analyser mon travail de ravaudeuse. En 41, j'ai coupé de grands draps usagés, pour en faire des draps de divan. En 42 j'ai fait des draps de petit lit avec les draps de divan. En 43 j'ai fait des torchons avec les draps de petit lit, et en 44 j'assemble ces torchons pour reconstituer un drap de petit lit… Je trouve que cette toile de ma grand-mère a très bon caractère… (p.131)
Allons, il sera bientôt temps de revenir en classe. Cours d'anglais et de morale. Non dans un lycée pour rire.
Dans un lycée en vrai. (p.251)
Au colis, j'ajoute un gâteau que vous partagerez avec vos amies. Vous me direz si vous l'aimez. C'est un gâteau sans farine, sans sucre, sans œufs. C'est un gâteau "sans". Après la guerre nous le trouverons sans doute détestable, mais Danie s'en régale. (p.18-19)
Pour les adultes de quarante ans par exemple, cet épisode ne compte que pour un dixième de leur existence. Pour les enfants de six ans, c'est presque toute leur existence (tu nous as dit qu'en 38 les rumeurs de guerre créaient déjà un climat de nervosité). Souhaitons que leur vie soit longue, pour renverser les proportions. Mais pour l'instant, TOUTE leur vie est une vie de guerre, de peur, de privations. Je pense que leur génération, notre génération surtout, a compris et qu'il n'y aura plus jamais jamais de guerre." (p.215)
J'ai décrit à papa la curieuse installation. Je ne crois pas m'être trompée : une classe dans un garage, une classe dans un magasin coupé en deux (une demi-cloison vous séparent de la vente du calicot), cinq classes dans un autre garage ; à l'autre bout de la place du Foirail, le réfectoire dans une salle de danse, une classe rue d'Anjou ; la permanence, je ne sais plus où…, et naturellement toutes les élèves chez des particuliers. Je plain la direction !... (p.20-21)
On a l'impression que cette année de lycée on l'a utilisée en long, en large, à l'endroit, à l'envers, et que l'on a même défait l'ourlet pour l'allonger au maximum. (p.233)
Vous trouverez dans le petit colis que je confie à la maman de Jeannette une lettre (…) et les fameuses pantoufles. J'ai suivi scrupuleusement le modèle et ces pantoufles ont l'air de péniches de débarquement. J'ai eu beau m'appliquer, recommencer, retailler, toujours ces péniches de débarquement. C'est un signe… Pourtant la semelle est en véritable fausse ficelle, et le dessus en véritable ex-pantalon de papa… (p.62)
J'aurais bien aimé avoir enfin des livres neufs qui sentent le papier et l'imprimerie fraîche et non des bouquins rancis. (Je donne à ces termes un sens aussi précis que le fait Danie, mais différent. Elle appelle bouquins, je crois, les livres qu'on ne lit pas et qui s'assoupissent sur les étagères et "livres" ceux que l'on prend, que l'on déplace, qu'on lit, qui vivent… C''est plus poétique…) (p.234)
Comment ne pas reprocher à la guerre de nous avoir privées de cette évolution progressive ; de nous avoir seulement présenté notre petite sœur, de période en période, en nous supprimant le jour le jour. Cela me fait penser à ces réclames de teinture capillaire : "Avant. Après." Et "pendant", alors ? on nous a volé "pendant" et c'est irrémédiable. (p.238)
Un avis dans le journal : "Une indemnité spéciale sera versée aux fonctionnaires demeurés à leur poste : 30 F par jour pour les titulaires, 15 F pour les auxiliaires." Est-ce que les risques sont différents pour titulaires et auxiliaires, ou différent leur mérite ? Cela ma paraît d'un illogisme total et me choque. (p.215)