Revivez notre journée de présentation de la rentrée littéraire à La Scala et découvrez les romans français qui paraissent cet automne !
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0:00:15 Introduction
0:01:02 Clément Camar-Mercier
0:11:47 Yasmine Chami
0:22:56 Sylvain Coher
0:33:49 Lyonel Trouillot
0:44:09 Clara Arnaud
0:55:03 Loïc Merle
1:06:13 Mathias Enard
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Plus d'informations sur notre rentrée française : https://rentree.actes-sud.fr/
#rentréelittéraire #litteratureetrangere
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Je suis une presque vieille femme abandonnée, bafouée, je pleure comme une enfant dans le noir, j'ai peur de continuer à avancer seule, j'ai peur de mourir seule,
J’ai donné les clefs de ma vie à cet homme rencontré trente ans plus tôt, il me les a rendues, mais je ne sais plus m’en servir.J'ai honte de souffrir ainsi, face à toi qui a tant perdu, un mari, un fils, ton pays, ta famille...Et pourtant je souffre, je suis une boule de feu vivante, mes mains tremblent, je ne dors plus, je ne sais plus qui je suis, je n'ai plus la mémoire de qui j'ai été. En partant ainsi, sans un mot, cet homme m'a rendue étrangère à trente ans de ma vie. ("Médée chérie", Actes Sud, 2019; p. 88)
"C'est de l'ordre ancien dont tu rêves, la vie comme une lente cérémonie dont tous les moments sont égrenés les uns après les autres, et ce qui est magique dans la cérémonie, c'est le sentiment grisant de découvrir ce que l'on savait depuis toujours ."
“C’est un ambitieux, fulmina Chérif, il veut présenter des chiffres de relogement au-dessus de ceux attendus pour être promu ailleurs. May avait raison, les habitants du karyane sont sacrifiés au nom de calculs politiciens dissimulés derrière l’impératif de l’éradication des bidonvilles ! Nous ne pouvons pas accepter ça.”
Nessim fumait son cigare avec calme : “C’est la ville qui est ainsi. Votre agence doit vivre, vos familles aussi. Si vous ne voulez plus participer à ce projet, cent architectes sont prêts à le faire pour une moindre rémunération. Nous autres promoteurs ne faisons pas les lois, nous travaillons avec les budgets alloués. Les habitants du karyane vont troquer des habitats de fortune pour des logements urbains décents, électrifiés, avec des sanitaires, une vraie cuisine équipée, dans un quartier salubre. Pensez-y. Et vous pourrez avec les revenus de votre participation à ce projet financer ailleurs la construction d’une école écologique à Tétouan ou Imilchil. Ainsi va le monde… Ainsi va Casablanca… Nous apprenons à négocier avec nos idéaux… Le fameux principe de réalité, mon cher, conclut-il en se tournant vers Chérif.
"Aujourd'hui, l'avidité ronge les coeurs comme les détergents creusent le sol de fissures imperceptibles à l'oeil nu, mais un jour, alors que tu chemines avec une impavide sérénité, le sol familier s'effondre et tu découvres le vide."
"Tu fuis la beauté, tu t'en défends, moi je la traque, je l'exhume, elle apparaît souvent où on ne l'attend pas, au coeur de ce qui est informe, détruit ou abîmé, hors d'usage...Ce qu'on ne voit même pas...qui demeure invisible pour l'oeil seul (...) L'intuition de la beauté , pas son évidence. " (p. 47)
Les traces trop apparentes du malheur sont pour ceux qui les portent une source d'isolement supplémentaire, et les condamnent à une telle relégation que souvent la folie assumée devient pour eux une manière de dire leur rejet de ceux qui les excluent. (p. 116)
(...) une femme avec un sein dépareillé, mais où est passé l'autre, Aïcha incrédule effleure la chair sans conséquence du côté gauche, un seul sein, c'est bien suffisant pour une femme solitaire, que ferait-elle du deuxième ? Le destin de Aïcha, l'aimée, la convoitée, entre ses parents restée comme une femme impossible. Et la voilà séparée des autres à jamais, plus de bain pour Aïcha, elle l'a décidé, orgueilleuse, retranchée dans son sein droit comme dans une citadelle. (p. 90)
"Tu espères qu'il va revenir ?" demande Tanya. " Non, répond Médée, il est vraiment parti, et je n'espère rien, mais il m'a rendue étrangère à moi-même. Je ne sais plus dire mon histoire, ma mémoire me trahit, je ne sais plus ce que j'ai vécu" . (p. 100)
Souvent Chérif lui a dit : « Nous n'avons pas habité la même ville, tu as vécu dans celle qui ressemble à Miami, au milieu des villas flanquées de grands jardins pleins de plantes aux noms évocateurs, quelques palmiers pour le décor, mais surtout prunus et daturas, lauriers-roses et orangers, parfois un cherimoya, des cactus géants et des caoutchoucs importés à grand prix, le bord de mer avec les piscines privées aux noms vertigineux, Tahiti, Sun Beach, ou plus loin les plages baptisées par l'occupant Tamaris, David, où vous mettiez le pied sans incertitude, vous les gosses d'Anfa et Longchamps, les gamins du lycée Lyautey qu’attendaient à la sortie sur le boulevard Brahim Roudani ou devant l'enceinte de Beaulieu les voitures rutilantes et les armées de chauffeurs dont les enfants, eux, scolarisés à Ain Chock, Sbata ou Hay Mohammadi, sortaient en bandes des lycées publics et arpentaient revêtus de leurs tabliers les entrailles de l'autre ville, mon amour, celle dont tu n'entendais parler que durant l'évocation de faits divers qui épouvantent le péquin, un homme a égorgé sa mère, sa femme et ses enfants dans le quartier de Sidi Othmane, la police mène l'enquête, et chacun de s'émouvoir en évoquant le sort de ces habitants des karyanes, relégués hors des territoires reconnus du centre de la ville, tout entiers absorbés par les multiples trafics qui conditionnent la survie, snifant la colle et dealant le qarqobi qui permettent l'échappée hallucinée hors des ghettos étouffants où ils sont enclos. »
(...) je construis des maisons où les gens vivent, mais ma maison s'écroule et je ne peux rien faire pour la retenir, debout, les murs, mais les murs s'effondrent autour de moi (...) (p. 73)