J'ai bien souvent de la peine avec Dieu - correspondance, de Marie Noël et l'abbé Mugnier
Je me dis souvent que j’ai le même rapport envers mes poules que Dieu doit avoir envers moi. Un peu d’émerveillement, un peu de hauteur, un peu de pitié.
Quand l’heure viendra de leur mort, elles ne comprendront pas : dans l’intuition du danger, elles auront peut-être des gestes de piété pour provoquer ma miséricorde, des gestes que je ne comprendrai pas, ou, comme la poule bleue entrevoyant sa fin imminente, émettront-elles un son minuscule de supplication – Dieu détournerait-il, sous prétexte que ma ferveur gesticule, la hache sur le point de trancher mon destin ? Dieu ne comprendra pas.
Mais l’analogie s’arrête : par fidélité machinale, les poules me donnent des œufs. Et moi, à Dieu, quoi ?
Mon empathie avec la poule ne repose pas sur l’hypothèse d’une intellection mutuelle de la similarité de nos destins, car rien n’atteste que notre faculté de jugement respective soit similaire – même si rien ne l’exclut a priori.
Elle repose sur l’intime conviction d’un lot commun, décelable à certaines interactions avec les lieux auxquels le destin nous a assignés, interactions qui nous sommes communes, homme et poule.
Elle repose sur l’analogie, suspectée plutôt que sue, entre nos façons d’y réagir : tout en se défiant d’un monde, à long terme, ne promet rien de fameux, nous adonner aux sensations qu’il nous offre. Fussent-elles des pièges, elles offrent un sursis, un petit compromis avec la noirceur.
Toujours ça de pris.
J’ai mis au point une formule que je risque à l’occasion, pour tenter le coup d’une vraie dispute à l’ancienne, une discussion à la loyale. La voici : « J’espère que Dieu aura pour moi autant de miséricorde au moment de ma mort que j’en ai pour mes poules au moment de la leur. Je n’en suis pas sûr, je suis même presque sûr du contraire. Mais je tente le coup. C’est une suggestion : à bon entendeur ! »
D’habitude, ça fait rire. Mais personne n’ose me prendre au mot et embrayer sur une authentique dispute. Mes congénères n’aiment pas parler de Dieu. Ils n’aiment pas parler des retombées métaphysiques du poulailler.
De même que le 5 à 7 remplit la ville d’une armée d’ombres aussi zélée que furtive, il plonge le monde des objets dans la frange indécise où, sur le point de disparaître, ils sont rattrapés de force dans la sphère de l’existence, où ils redeviennent consommables, bons – enfin, pas toujours, mais en tout cas valeureux. Le 5 à 7 est la lisière aux contours flous, où paradoxalement l’être se régénère en son cœur même, à travers les choses qui cessent d’être déclassées, mais aussi à travers ceux qui s’en saisissent avec une passion (cupidité, faim, plaisir : tout est bon) qui font d’eux aussi des êtres valeureux. Vaillants, ils rendent leur butin précieux : cycle vertueux de la valeur.
Je vois, noir dans la nuit noire, son regard vif entrecoupé de rares et imperceptibles battements de paupières, occupé à guetter le moment de sa propre extinction, déversant ce qui lui reste de force dans sa pupille pour que celle-ci soit encore impeccablement ronde d’opiniârteté au moment où le cercle de la mort la saisira, comme je t’ai saisie, ma poule, lorsque je t’aperçus dessous les fagots, et comme j’espère Dieu me saisira quand il viendra sans son seau blanc : la prunelle palpitante où bat l’envie de picorer, de courater, de vaquer, de faire des œufs, des fugues, des siestes, le tour des lieux.
Le regard que je pose sur les vers de terre, j'espère que Dieu le pose sur moi. Je les vois appliqués et combattifs quand on les dit bêtes et lymphatiques. Je les mange en grande hâte, et apparemment sans autre préoccupation que de satisfaire ma voracité. Mais que se passe-t-il derrière mon œil vitreux ? Au moment où je les happe, je n'omets pas de me rappeler qu'ils sont des êtres, grands à leur manière, et sensibles à d'autres bestioles pour nous microscopiques, pleins de considération pour elles qui fournissent à leur corps longs et élastique sa nourriture, mais vraisemblablement aussi de thèmes à leur méditation.
LE MYSTÈRE DE L’HOSTIE
extrait 2
De meilleure mère il n’y eut jamais… quelques
jours durant. puis la couvée dépérit ; ne restèrent que
deux coqs en compagnie desquels elle se pavanait,
mère incestueuse, vivant presque au milieu de nous,
picorant jusque sous la table, causant du dégât au
jardin. Plainte des voisins, il fallut s’en débarrasser,
je trouvai une mémé du village qui accepta de l’adop-
ter ; je saignai les deux coqs, et m’employai à coffrer
la Va-nu-pieds.
…
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Cet appentis, à même la terre, dans le pré derrière notre hangar, c’est le poulailler !
Le mot est faible !
Poules, ma dinde et son dindon, pintades, parfois canards et moutons, mais aussi rats, sûrement bestioles rampantes et microbes, tout le monde ensemble !
L’hiver le transforme en cloaque.
Pourtant, je tombe parfois en arrêt devant un ver qui semble dormir ou une araignée qui vaque et je me dis : « qu’il dorme, qu’elle vaque, confiants en la magnanimité des grands animaux que nous sommes à les laisser vivre leur vie de rampants ou d’insectes ». Ils se trompent, naturellement, car nous, grands animaux, nous avons trop faim pour les laisser filer de la sorte : comment continuer à pondre si nous renonçons à la ration quotidienne dont ils sont une part ? Et je les gobe d’un coup de bec. L’idée m’effleure qu’en m’apercevant penchée sur eux ils s’illusionnent et me prennent, moi pauvre poule dont le destin ride à peine la surface de l’univers, pour… Dieu !
LE MYSTÈRE DE L’HOSTIE
extrait 3
La capture eut lieu en réalité un peu au hasard,
alors que je l’avais surprise sur une botte de paille,
dans le coin le moins romantique du hangar, der-
rière la cuve à fuel, en train de pondre. Elle vit
que je l’avais vue, et suspendit net son opération.
Cela dénotait une belle maitrise du corps et, tout
en lui donnant la chasse je ne pus m’empêcher
de l’admirer. Elle se précipita sous des fagots de
branches sèches entre lesquels je la cherchais d’a-
bord en vain, car le noir de ses plumes se confondait
avec le brun des branches, et elle le savait bien, la
maligne. Au bout d’un moment cependant, je repé-
rai son œil qui palpitait d’angoisse, rond impeccable
au milieu de l’entrelacs hachuré du fagot : l’image
était magnifique. (Qu’est-ce qui, de l’angoisse ou de
la courbe parfaite de sa prunelle, attira davantage
mon regard ?)
…
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