Tereska Torrès et Léon Blum .
Tereska Torrès, interrogé pour Mediapart par Antoine Perraud, évoque Léon Blum, qu'avait épousé la mère du jeune homme dont elle était veuve, Georges Torrès (1924-1944).
Cela aurait-il vraiment commencé à Bergen-Belsen? Dans ces lieux, royaume du mal, règne des démons? Je sais ce que Meyer a pensé: je suis vivant, épargné. Honte d'être vivant, épargné, entrant en vainqueur dans les camps. Je sais qu'il a vu les cheveux, les masses de cheveux morts, les cheveux des petites filles mortes, toutes les petites filles, et les souliers des enfants morts et les châles de prière et les gamelles cabossées, les châlits de bois et la paille pourrie sur laquelle Anne Franck a fermé les yeux, laissant échapper son âme.
Est-ce à ce moment qu'elle se serait détachée comme dans cette légende juive, qu'elle aurait pris son essor, traversant des gouffres noirs, ton âme oiseau des rivages de l'au-delà à la recherche d'un corps où se trouver enfin un abri?
As-tu alors plané au-dessus de Meyer, en as-tu forcé l'entrée, l'as-tu alors pénétré, violeuse, dibbouk?
Est-cela la raison? La clé de ce qui arrivera? Le commencement? Je te hais, pauvre Anne Franck, dont pourtant ce n'est pas la faute.
Les invitations à dîner, à danser, à aller au cinéma, pleuvaient sur nous, les quelques centaines de volontaires françaises de l'armée du général de Gaulle. Nous n'étions pas nombreuses et tant d'hommes en uniforme, jeunes, beaux, braves, vivaient chaque nuit comme si elle était la dernière. Nous étions donc très recherchées, nous les Françaises. Quelques milliers de Français libres avaient toujours la priorité. Le bar de notre caserne était chaque soir plein à craquer. Ceux qui arrivaient de France, ceux qui allaient y être parachutés, étaient entourés d'une cour d'admiratrices.
L'autre jour, un jeune lieutenant me disait : "ce n'est pas une époque pour avoir des enfants". Mis je ne crains pas d'avoir des enfants : s'ils vivent d'abord dans un temps troublé, ils n'en seront que plus braves et plus trempés.
"Est-il possible q'un homme aussi brillant, autrefois entouré de tant d'amis qui aujourd'hui le fuient, ait pu s'enliser dans une telle aberration ? Par étapes, par périodes, comme les fièvres de la malaria qui durent quelques semaines, puis se calment, puis s'élèvent. Un écrivain si doué, tellement honnête, tellement fort et qui peut être si drôle lorsqu'il va bien, lorsqu'il écrit un nouveau livre ou joue avec ses enfants... Jusqu'à la prochaine poussée de fièvre".
Je ne me rends pas compte, pas encore. C'est incroyable que la guerre puisse être finie. Je ne me rappelle plus comment c'est de vivre dans la paix. Aller, venir, écrire librement, acheter sans coupons, manger des fruits, ouvrir des journaux pour y lire des articles de politique intérieure, tout cela, toute la vie d'autrefois me semble maintenant irréel, impossible, presque monstrueux.