Dans les larmes de Martin, il y a les souffrances qui sautent aux yeux, celles que l’on devine et celles que l’on côtoie sans les remarquer. Celles qui durent et celles qui finissent par s’estomper. Celles qui font vieillir et celles qui endurcissent. Celles que l’on expose et celles que l’on tait.
Aujourd’hui je me dis que, dans ces carnets, il y a tout ce qu’elle m’a apporté.
Un amour inconditionnel.
Une grande confiance.
Un regard franc, toujours empreint de tendresse.
La connaissance d’une autre vie, moins facile que la mienne.
La valeur des choses, de l’argent. Apprendre à ne pas trop gaspiller.
Une enfance colorée, légère, malgré les douleurs.
Le plaisir d’écouter des histoires et d’en raconter.
Le goût de lire.
Une imagination débordante.
Savoir s’émerveiller des joies quotidiennes – une belle vue, un plat délicieux, le bouquet final d’un feu d’artifice, le rire d’un petit enfant.
Avant de claquer la porte, elle aperçoit son reflet dans le miroir de l’entrée. Ses paupières sont légèrement gonflées, ses traits tirés, de petites rides courent autour de sa bouche. Mais ce visage qu’elle ne prend plus le temps de regarder est bien le sien. Elle se souvient. Elle est vivante.
Il y a toujours une part de moi près de celui avec lequel je ne suis pas.
Petit à petit s’effacent les traces. Pourtant elle n’est pas morte. Elle est dans la laine bleu canard du châle qu’elle m’avait tricoté. Elle est dans la rondeur de la perle que je porte chaque jour à mon doigt. Elle est dans le ciel bleu d’hiver. Elle est dans les bourgeons des arbres noirs. Elle est dans les yeux de Lou et dans le rire de Chjara. Elle est dans chacun des mots que je vais écrire ici.
Mais aucune de ces pensées ne la retient, elles s’évanouissent et Suzanne revient, malgré elle, au journal disparu. Dans la pénombre, elle continue son inventaire. Le cahier au papier ligné, qu’elle avait acheté dans une papeterie non loin de l’église Saint-Germain-des-Prés. Pendant plusieurs années, elle avait opté pour le même modèle; seule la couleur différait. Le rouge avait été celui de son premier baiser, l’été de ses dix-huit ans. Adrien. Comme Antoine, il était écrivain. C’était parce que Antoine avait évoqué ses livres un dimanche que Suzanne avait eu envie de les lire. Elle lui avait écrit, Adrien avait répondu et lui avait donné rendez-vous. Lui aussi avait trois fois son âge. Mais il était libre. Un soir d’été, près du Pont-Neuf, ils s’étaient embrassés. Dans son cahier, Suzanne avait collé un brin de bruyère. Sur la dernière page, alors qu’Adrien venait de lui signifier la fin de leur brève histoire en laissant un message sur un répondeur, elle avait écrit C’est fini. je ne serai plus jamais une petite souris.
Petit à petit, s'effacent les traces. Les objets qui lui appartenaient, les cadeaux qu'elle nous avait faits, s'usent. Les vêtements qu'elle avait tricotés à mes filles deviennent trop justes. Notre appartement ne ressemble plus à celui qu'elle a connu.
Cela fera bientôt deux ans.
Tu vois quand on vieillit, le passé revient souvent en mémoire, et il y a comme une espèce de fil conducteur qui vous mène de l’enfance à la vieillesse, ce fil, ce quelque chose qui fait que nous sommes « nous », un être unique entre tous les autres, j’ai l’impression que c’est ce qui restera et sera dans notre éternité.
Il y avait une jeune fille amoureuse à la fin de la guerre en Auvergne. Il y avait une femme dévastée, mère seule, triste et dépassée. Il y avait une grand-mère parfaite, active et disponible.
Toutes se fondent en une désormais. Et ce fil qui, en moi, continue à se dérouler.
Son visage penché vers moi, souriant, son regard bienveillant, le col de son chemisier boutonné, sa peau douce, ferme, peu ridée. Elle est petite, porte des lunettes dont les verres foncent au soleil, ses mollets sont galbés, sans varicosités. Elle marche d’un pas alerte, a souvent les mains et les pieds glacés. Elle prend le métro, retrouve sa cousine dans des salons de thé, va au cinéma, déjeune avec ma mère « aux magasins ». Je l’appelle presque chaque soir. Elle semble toujours d’humeur égale, ne se plaint jamais de rien. Parler avec elle, sentir qu’elle m’écoute avec une attention sans faille, m’apaise. Elle est ma colonne vertébrale, mon repère.