« Ma rue raconte l’histoire du monde avec une odeur de poubelles. Elle s’appelle rue Léon, un nom de bon Français avec que des métèques et des visages bruns dedans. »
Rhapsodie des oubliés….
Rien que le titre, oui rien que le titre déjà était promesse.
Et puis les premiers mots ont claqué, pulsé et j’étais happée.
C’est d’abord un monde, une rue, un quartier, la ville. Ca grouille, fourmille, grimpe, ruisselle, s’amoncelle, un ailleurs métissé au sein de la capitale, une enclave qui sonne comme un camp de fortune pour de nombreux exilés dans Paris, un ghetto bigarré, asile d’infortune à l’allure d’oasis pour les échappés des misères loin de nous et des solitudes d’ici.
« Ici, c’est Barbès, Goutte-d’Or, Paris XVIIIème, une planète de martiens, un refuge d’éclopés, de cassos, d’âmes fragiles (…). Une ville dans la ville, monstrueuse et géante, une verrue pourrie sur la carte.(…) Ma rue a la gueule d’une ville bombardée, une gueule de décharge à ciel ouvert, une rue qui ne dort jamais, où les murs qui n’ont jamais été blancs et qui semblent hurler sur toi quand tu passes devant. »
Cet univers, Abad du haut de ses treize ans, nous le parle, nous le tchache dans un débit soutenu, sans faille, avec une spontanéité propre à sa jeunesse, une vérité qui fait défaut aux adultes, une verve nécessaire pour déverser l’horreur, une authenticité qui ne connaît pas le déni, une acuité et une vivacité digne des plus grands analystes. Abad énonce ce qui est dans un flot de mots savamment imagés, pertinents, percutants, dérangeants parce que réels.
Il nous raconte à la première personne sa vie de « primo-arrivant » dans ce quartier, l’arrachement à son Liban et sa Mémé Jemayel suite aux terreurs des conflits, ses pulsions sexuelles d’ado pré-pubère, ses copains de galère, ses émois, ses parents, les rencontres providentielles, les dangers qui rôdent, la délinquance comme seule issue, la tendresse comme unique recours…Le cœur meurtri par l’exil et la survie dans la ville, il y aurait beaucoup à dire à la « dame d’ouvrir dedans », psychanalyste qu’il a l’obligation de rencontrer faute de quoi le juge l’enverra dans un foyer. « La dame d’ouvrir dedans m’a dit que les souvenirs traversent la peau des familles. Ce qu’il y a au plus profond reste en nous, à travers les enfants, les petits-enfants et les petits-enfants des enfants. »
Abad regarde, observe, ressent et nous raconte Ethel, Odette, Gervaise, Slobo, Batman, Mama et Baba… La langue, le style changent quand certaines des femmes essentielles prennent la parole à leur tour. Mais ce ne sont ni des ajouts ni des détours, mais bien des affluents au récit-fleuve d’Abad : maillage d’histoires parallèles et croisées, de témoignages passés ou présents, lesquels convergent vers l’espoir d’une même embouchure : un horizon enfin dégagé.
L’auteure affiche sans prétention ses références qu’on reconnaît bien volontiers. Et c’est une bien jolie façon d’honorer ces grands noms en signant une œuvre si singulière avec pour tuteurs et points d’appui le talent des incontournables cités.
Toute la force de l’écriture réside dans la façon de transmettre la puissance de l’oral alors même que nous ne lisons pas d’argot ni un dialogue parlé. L’énergie y est électrique et contagieuse. C’est très écrit quand nous nous surprenons à dévaler les rues pavées et trottoirs crottés du quartier avec un frondeur frimeur et ses copains gouailleurs, slalomant entre imams, prostituées, caddies, dealeurs et barpapas. Le ton est juste, les mots parfois crus, grossiers mais toujours à leurs places ; ils s’agencent, s’emboîtent dans une sensation de bouillonnement, d’ébullition permanente mais une sensation seulement, due sans doute à l’urgence à penser et dire la violence, la cruauté, le foutraque, les chagrins ravalés, les fous rires, les cœurs battants, les espiègleries, la lucidité, les pièges, le tragique, les insolences et regards noirs, les obstacles…. l’urgence à comprendre et à vivre malgré tout. C’est osé, enlevé, flamboyant et effroyablement humain.
Ce roman, premier, est une peinture sociale qui ne s’annonce pas mais qui, pourtant aborde, révèle, éclaire notre époque, son actualité et ses questions sur l’intégrisme, l’immigration… « Génération étrange allant à la mosquée après la sortie chicha night-club du vendredi, rêvant du combo Phuket, Marrakech, Dubaï et de faire la oumra en même temps, du cul de Kim Kardashian et d’épouser une fille en niqab labellisée halal- mais si possible avec le corps d’une escort de Vivastreet. Ces clowns étranges et perdus, reflets d’une partie de la jeunesse de ce pays dont la face morbide avait explosé le 7 janvier 2015 à la gueule du monde. »
Le regard d’Abad fonctionne en loupe grossissante et réfléchissante sur ce quartier, lequel en dit beaucoup sur notre société, et traduit ce qu’il observe avec justesse du monde de nos contemporains, tous porteurs de valises. « J’aime bien les valises. Les valises, c’est toujours des souvenirs de vie. Il y a celles qui ont trop vécu et celles qui vivront demain à vos côtés. Celles avec lesquelles on part, on reste, ou on ne revient jamais.(…) Mes parents aussi en ont transporté des bagages. On n’est pas si différents, avec la dame d’ouvrir dedans, au fond. C’est l’histoire de ce pays : on a presque tous, d’où que l’on vienne, d’où qu’on parle, peu importe notre Dieu, une histoire de valises à vivre et à raconter. »
Sofia Aouine nous conte des visages, des vies sans âges reliées par la survie ; elle écrit sans nous épargner et sans nous accabler non plus un roman magistral sur un bout de terre paradigmatique et nous rappelle à la mémoire des oubliés en leur rendant un très bel hommage.
« A ces vies volées, à cette mémoire fracturée que les siens n’ont pu écrire, qui s’est perdue dans les limbes, Ethel décide qu’elle redonnera vie. Elle écrira celle des autres. A ces existences raflées par l’histoire, elle redonnera sens et racontera. Pour ne jamais laisser la flamme s’éteindre, pour que la nuit ne gagne pas. »
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