Que suis-je devenu? J'en suis à provoquer la raillerie des passants. Je n'ai plus de maison, plus de travail, plus d'identité. Quarante ans pour me façonner une vie, une journée pour me la faire subtiliser. Que me reste-t-il, sinon une carte bleue qui ne m'appartient pas, un nom qui n'est pas le mien, et les fantômes d'un passé dont je commence moi-même à douter?
La critique est parfois cruelle mais elle fait partie du jeu. Je sais que cela peut faire cliché, mais je la crois même indispensable à toute évolution. Si un jour je devenais aussi célèbre que Marc Levy, Stephen King ou autre Steinbeck, alors là peut-être que oui, j’envisagerais de changer mon nom. Pas pour fuir l’appétit carnivore des chroniqueurs de haut rang, mais simplement pour préserver ma tranquillité. Je n’ai jamais couru après la célébrité. Tout ce que j’ai toujours souhaité, c’était vivre ma passion et manger grâce à elle. Aujourd’hui, c’est le cas. Cela me suffit.
— Mais de celui de régulateur, voyons… Je ne supprime pas les gens pour le plaisir.
— Tant mieux. Pendant un moment, j’ai eu peur, ironisa le chasseur de primes.
Lorsqu’un enseignant vous sanctionnait, une autre série de punitions attendait à la maison ; quand un professeur vous collait une calotte en plein cours, une autre suivait après la classe. Je ne dis pas que c’était bien, mais ça n’a jamais emmené personne sur les sentiers de la délinquance. Aujourd’hui, dès qu’un prof lève la voix, il est traduit en justice, muté, et victime de représailles. Encore heureux que nous ne vivions plus au Moyen-Âge, sinon tous nos enseignants seraient donnés en pitance aux loups.
Je descends une nouvelle gorgée de tisane pour me donner du courage. Je me lève de la chaise, arme le fusil et pointe la mire en direction de la porte d'entrée.
Nous avons été accueillis comme des princes. Ces héros fréquemment oubliés, apprécient que le devoir de mémoire soit encore honoré par les nouvelles générations. Bien souvent, leurs vies ont été trépidantes et ils aiment replonger dans le passé, réactiver leurs souvenirs l’espace d’un instant. Même si l’âge a tendance à jouer avec les souvenirs, le cerveau sait parfois en garder intact les traces les plus enfouies.
Qu’il est si facile de créer des situations venimeuses à travers les pages d’un bouquin ! Mais quand ce genre de chose vous arrive, vous revenez vite à la réalité, et la trouille devient prépondérante. Vous n’êtes plus qu’un individu lambda désarmé, incapable d’affronter ne serait-ce que l’idée que cette situation puisse vous arriver.
Le site est magnifique. On trouve dans le bassin versant de la Pimpine de nombreuses espèces végétales rares et protégées. Mais il faut également se méfier de cette rivière. Très sensible aux aléas climatiques, elle est à l’origine d’inondations et de crues. Elle a au moins le mérite d’offrir à mon esprit le luxe d’un dépaysement total. Tout est silencieux. Pour la première fois de la journée, je me sens en osmose avec la terre. Je ressens le pouvoir de l’instant présent. Si, comme moi, vous êtes un adepte des ouvrages d’Eckhart Tolle, vous saurez de quoi je parle.
— Qu’est-ce que vous allez leur dire demain ? demanda-t-il au shérif.
Hanlon haussa les épaules.
— Je n’en sais trop rien. On ne peut pas vraiment établir un plan. On a juste un tueur qui cavale dans la région. Et avec la neige, c’est compliqué de relever des traces. Autant tricoter un pyjama avec les doigts de pieds.
Catherine est notre hôtesse d’accueil. Caché derrière une banque désolante de sobriété, son visage radieux a pour habitude d’accueillir clients et employés dès les premiers rayons du soleil. Dire qu’entrer en contact avec elle vous déleste de la misère que vous traînez derrière vous serait un euphémisme. Ce sourire et cette bienveillance vous ouvrent sur les plus belles promesses de la vie. Même si la suite de la journée promet parfois de vigoureuses rencontres avec la hiérarchie, Catherine sait immédiatement, juste par l’éclat d’un sourire prévenant, distinguer les priorités personnelles des prérogatives professionnelles qui ne méritent nullement votre ulcère.