Bientôt, Martha ne perçoit presque plus le mouvement de l’avion. Depuis la mort de son père, un peu moins d’un mois plus tôt, une terrible fatigue physique l’accable, comme si elle traînait son chagrin derrière elle, en toutes circonstances, tel un boulet à la cheville. On l’a trouvé devant la véranda, parmi les feuilles de papier à lettres répandues sur la pelouse et embrochées par les rosiers. Six mois plus tôt, il avait démissionné du conseil municipal pour écrire ses mémoires. Elizabeth, la sœur de Martha, lui avait proposé de corriger le manuscrit, mais leur père n’avait rien voulu savoir. « Pas avant d’avoir fini », lui avait-il répondu, avant de mentionner sur un ton presque désinvolte la nécessité d’un dernier voyage en Angleterre.
— Pourquoi veut-il retourner là-bas, après tout ce temps ? avait demandé Elizabeth à Martha, ce soir-là. Il n’a pas mis les pieds sur le sol britannique depuis soixante-dix ans !
Elle avait besoin d’en parler à quelqu’un qui la réconforte, lui assure que ce n’était sans doute pas aussi grave que ça en avait l’air. La maison était toujours debout et ils étaient tous indemnes, il n’y avait donc aucune raison de s’inquiéter. Mais devant l’expression affligée d’Elsie, elle se ravisa. De toute façon, personne n’aurait pu lui dire ce qu’elle voulait entendre ; il suffisait de mettre un pied dehors pour s’en convaincre. Sylvia vit le visage d’Elsie absorber la nouvelle, le choc, puis l’effort pour se reprendre, alors qu’elle tâtonnait sous le fauteuil à la recherche de ses chaussures.
La semaine dernière, un homme est passé à la maison avec un masque à gaz, reprit Connie. Il voulait que je l’essaie, pour être sûr que je sache m’en servir le moment venu. Ça m’a écrasé les cheveux, et il a semblé réellement navré, m’expliquant que mon mascara risquait aussi de couler ! Je lui ai répondu que, si la guerre éclatait, mon maquillage serait probablement le cadet de mes soucis
Martha lui explique que son père a loué une cabine de plage pour tout le mois de mai, mais qu’il est décédé depuis, un mois plus tôt; elle va donc en profiter à sa place. Mais sa voix s’éteint, avant qu’elle puisse décrire correctement la situation.
L’alcool qui se fraie un passage dans son estomac provoque en elle une folle euphorie. Elle n’est pas sur le point de mourir !