Discours de Roger Martin du Gard pour le prix Nobel (1937).
“Ceux qui sont "bien pensants", parce qu'ils ne peuvent pas être "pensants" tout court. ”
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Sur France Inter : Concordance des temps 14-15
Actualité de Roger Martin du Gard
http://www.franceculture.fr/emission-concordance-des-temps-actualite-de-roger-martin-du-gard-2014-12-13
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On ne peut guère nier que l’œuvre de Roger Martin du Gard, plus d’un demi siècle après sa mort, traverse une période de purgatoire et que l’auteur de Jean Barois et de la saga des Thibault, prix Nobel en 1937, n’est plus fréquenté par nos contemporains autant qu’il le fut par les siens.
“Ne vous illusionnez pas sur l’utilité de la production quand même. Est-ce qu’une belle vie ne vaut pas une belle oeuvre ? J’ai cru aussi qu’il fallait besogner. Peu à peu, j’ai changé d’avis…”
“Votre au-delà est une invention merveilleuse: c’est une promesse placée si loin que la raison ne peut pas interdire au cœur d’y croire.”
“Je crois qu'il est impossible de ne pas éprouver une espèce de vertige, à ces premiers contacts avec la Science, lorsqu'on commence à distinguer, pour la première fois, quelques-unes des grandes lois qui ordonnent la complexité universelle”
La vie, on sait bien ce que c'est : un amalgame saugrenu de moments merveilleux et d'emmerdements.
"Je vous aimais tellement... que je ne vous désirais presque pas !"
Devant les yeux d’Antoine, tout se brouille un instant. Il s’étonne que Jacques ait osé. Comme elle lui semble implacable, cette page vengeresse, lorsqu’il évoque le vieillard déchu :
Monture guillerette,
Trilby, petit coursier…
Entre son frère et lui, la distance s’est accentuée soudain.
« Ah, son petit rire froid, intérieur, pour clore un silence outrageant. Vingt ans de suite, Giuseppe a subi ces silences, ces rires. Dans la révolte.
Oui, haine et révolte, tout le passé de Giuseppe. S’il pense à sa jeunesse, un goût de vengeance lui monte. Dès la prime enfance, tous ses instincts, à mesure qu’ils prennent forme, entrent en lutte contre le père. Tous. Désordre, irrespect, paresse, qu’il affiche par réaction. Un cancre, et honteux de l’être. Mais c’est ainsi qu’il s’insurge le mieux contre le code exécré. Irrésistible appétit du pire. Les désobéissances ont la saveur de représailles.
Enfant sans coeur, disaient-ils. Lui qu’un cri d’animal blessé, qu’un violon de mendiant, qu’un sourire de signora croisée sous un porche d’église, faisait sangloter le soir dans son lit. Solitude, désert, enfance réprouvée. L’âge d’homme a pu venir, sans que Giuseppe ait cueilli sur une autre bouche que celle de sa petite soeur un mot de douceur prononcé pour lui. »
En fait, c'est la femme qui mène l'affaire. Le compte en banque est resté à son nom. Quand elle parle de son mari et du Bavarois, elle dit : "mes hommes", comme un caporal.
Dans chacune des deux chambres de la maison, il y a un grand lit.
Mme Loutre couche dans l'un, et son fils, dans l'autre. Mais on n'a jamais su lequel des deux "hommes" partage le lit de l'enfant, ni si c'est toujours le même.
Les comment m'intéressent assez pour que je renonce sans regret à la vaine recherche des pourquoi.
(dans «Le pénitencier»)
-« Tu n’as qu’à être plus froide avec lui, maman, si tu trouves qu’il vient trop souvent ! »
-« Qui donc ? » fit Mme de Fontanin, se retournant. « Jacques ? Trop souvent ? Mais voilà plus de quinze jours que je ne l’ai vu ici ! »
(En effet, ayant appris par Daniel l’arrivée de M. de Fontanin et le bouleversement causé de ce fait dans leur vie de famille, Jacques avait tenu, par discrétion, à ne pas reparaître chez eux.) D’autre part, comme Jenny se rendait beaucoup moins régulièrement au club, qu’elle évitait Jacques le plus possible et attendait souvent qu’il fût engagé dans une partie pour s’esquiver sans presque lui avoir parlé, les deux jeunes gens s’étaient fort peu rencontrés depuis une quinzaine.
Jenny était délibérément entrée dans la chambre de sa mère ; elle avait refermé la porte et se tenait debout, muette, dans une attitude intrépide.
Mme de Fontanin eut grand-pitié d’elle, et ne songea qu’à faciliter la confidence :
-« Je t’assure, ma chérie, que je ne vois pas bien ce que tu veux dire. »
-« Pourquoi aussi Daniel a-t-il amené ces Thibault chez nous ? » articula Jenny avec feu. « Tout ça ne serait pas arrivé sans l’incompréhensible amitié de Daniel pour es gens-là ! »
-« Mais qu’est-il arrivé, ma chérie ? » demanda Mme de Fontanin, dont le coeur battait plus fort.
Jenny se cabra :
-« Il n’est rien arrivé, ce n’est pas ça que j’ai voulu dire ! Mais si Daniel, et toi, maman, si vous n’aviez pas toujours été attiré ces Thibault à la maison, je ne… je… » Et sa voix se rompit net.
Mme de Fontanin rassembla son courage :
-« Voyons, ma chérie, explique-moi. Est-ce que tu as cru remarquer de la part de… un… un sentiment particulier ? »
Jenny n’avait même pas attendu la fin de la question pour abaisser la tête en un signe d’affirmation. Elle revit le jardin plein de lune, la petite porte, sa silhouette sur le mur, le geste outrageant de Jacques ; mais le souvenir de cette seconde terrible qui jour et nuit l’obsédait encore, elle était bien résolue à le taire, comme si, en le conservant ainsi enfermé dans son coeur, elle se fût réservé la liberté de s’en faire un sujet d’horreur ou simplement d’émoi.